JE T'AIME MOI NON PLUS

À Jacques Brel, on demanda un jour où il avait mal. Il répondit : " J¹ai mal aux hommes "Si en 1993 quelqu¹un m¹avait demandé où mon c¦ur saignait, j¹aurais répondu, hélas entre autres, " à Sarajevo ". Cette ville meurtrie, assiégée, prise dans un étau, n¹en finissait pas d¹agoniser... et pourtant résistait de toutes ses forces.

Cet hiver-là, à Paris, des artistes et des citoyens de bonne volonté s¹étaient réunis pour un soir, au théâtre de l¹Odéon, afin de témoigner de la souffrance de cette ville blessée et de leur solidarité. J¹étais parmi les artistes, pour lire un poème que j¹avais écrit sur Sarajevo. Il y avait aussi Hugues Reiner, le chef de l¹Orchestre Philharmonique Européen. Un jeune homme, pétillant, auréolé d¹une crinière bouclée, illuminé d¹un sourire d¹enfant. Il venait de rentrer de Sarajevo.

Parti là-bas un an auparavant, tout seul, avec sa baguette de chef d¹orchestre pour seul bagage, il était allé défier les canons. Pendant de longues semaines, d¹abri en abri, il avait retrouvé es musiciens de l¹orchestre de la Radio-Télévision bosniaque. Ensemble ils avaient choisi les décombres de la Bibliothèque nationale comme lieu de répétition. Au programme, la Neuvième Symphonie de Beethoven.

Manifestement, nous étions faits pour nous entendre.

Quelques jours plus tard, nous nous retrouvions dans son appartement envahi de cartons pleins de nounours, de bougies et de lait en poudre en partance pour la capitale bosniaque. Hugues me fit part de son désir de faire quelque chose de symbolique pour servir le processus de paix israélo-palestinien. En comparant nos deux agendas, nous avons fini par trouver une semaine " immaculée " d¹engagement.

En février 1994, avec trois sous en poche, nous sautions dans le premier avion en partance vers Israël.

Pour Hugues, dont la majeure partie de la famille avait disparu dans les camps de concentration, c¹était la première visite à Jérusalem. Émotion...

À l ¹aéroport, Camilla Jubran, la chanteuse du groupe musical palestinien Sabreen, était venue nous chercher. Nous nous installâmes dans un charmant petit hôtel de Jérusalem-Est, tenu par un ancien musicien de la même formation, Raed.

En une semaine, nous avons sillonné Jérusalem et la Cisjordanie, rencontré quantité de responsables culturels et politiques. Partout l¹accueil était chaleureux, même si nous sentions déjà, côté palestinien, une certaine hésitation à " célébrer les accords ", selon le vocabulaire employé.

À Jérusalem, nous retrouvions Matti Peled, qui nous suggérait d¹organiser deux concerts le même soir, l¹un à l¹Est, l¹autre à l¹Ouest, que relierait un public ainsi incité à transgresser les barrières psychologiques séparant les communautés juives et arabes. " Pourquoi ne pas appeler la soirée Passerelle ? ", suggérait-il.

Dès notre retour à Paris, des amis artistes, journalistes, chercheurs... constituèrent une association du même nom pour porter ce projet.



Quelques mois plus tard, à la suite des accords dits " Gaza-Jéricho d¹abord ", l¹armée israélienne opérait son premier retrait d¹une partie des Territoires. Arafat rentrait à Gaza depuis son exil tunisien. À la télévision, parmi les images d¹euphorie et de liesse de la population palestinienne, je vis, dans la région de Jéricho, un jeune soldat israélien souriant, entouré de gamins arabes. Le chargeur enlevé, il leur mettait tour à tour son arme dans les mains, leur en expliquant le fonctionnement, pour le plus grand bonheur des petits. Cette image est restée gravée dans ma mémoire. On aurait dit un grand frère entouré de ses cadets.

En septembre, je retournais à Jérusalem faire avancer nos projets de rencontres culturelles. Des femmes pacifistes de l¹association israélienne " Bat Shalom " (fille de la paix) m¹encourageaient à poursuivre nos efforts, tout en m¹informant de l¹évolution politique dans le pays. " Depuis les accords, paradoxalement, toute coopération culturelle avec nos homologues palestiniennes est devenue plus difficile. Les Palestiniens ont l¹impression que les actions culturelles conjointes sont une forme de normalisation trop précoce des relations israélo-palestiniennes, même avec nous qui travaillons ensemble depuis des années ", m¹expliquait la présidente de l¹association, Dafna Golan.

Convaincue qu¹une telle coopération serait indispensable pour réussir à franchir ensemble les écueils qui ne manqueraient pas de surgir sur le chemin de la paix, je poursuivis néanmoins mes travaux d¹approche. La plupart de mes interlocuteurs palestiniens me firent la même réponse qu¹en février : " Trop tôt. " Invitée dans un grand hôtel de Jérusalem à une rencontre économique israélo-palestinienne, j¹entendis avec surprise de la bouche de l¹un des délégués palestiniens que même en ce domaine les Palestiniens souhaitaient d¹abord affirmer leur indépendance. Tant du point de vue psychologique que stratégique, je pouvais comprendre ces réticences. Après cinquante années de guerre et trente ans d¹occupation, les Palestiniens éprouvaient à la fois le désir de se sentir débarrassés des Israéliens et le besoin de renforcer leurs infrastructures pour pouvoir faire valoir leurs exigences face à Israël durant la suite des négociations. Comme dans un couple, la réconciliation éventuelle nécessitait d¹abord une séparation de corps ou un divorce. Mais comment, à long terme, deux peuples si interdépendants géographiquement, économiquement et même culturellement pourraient-ils avancer vers la paix en s¹éloignant l¹un de l¹autre ? Une telle paix, même si elle était possible, serait-elle souhaitable ? Connaissant le haut degré de politisation de la société palestinienne, plutôt que de multiplier les rendez-vous infructueux avec ses saints, je décidais de m¹adresser directement au Bon Dieu. Des amis se débrouillèrent pour m¹arranger en quelques jours un rendez-vous avec Yasser Arafat.

La rencontre fut fixée au 4 septembre, date cette année-là de " Rosh Ha Shana ", le Jour de l¹an juif.

La veille, j¹avais quitté Jérusalem avec la perspective de passer la soirée chez des amis, dans le village judéo-arabe de Neve Shalom-Wahat Al Salam[1] que nos tournées avec Imad avaient contribué à financer. Dans les allées de Neve Shalom, je croisais, incongrues, les silhouettes de réfugiés bosniaques, arrivés de Sarajevo pour se faire installer des prothèses par les hôpitaux israéliens.

Tôt le matin, car le rendez-vous était prévu à onze heures, je prenais la direction de Gaza. La route était déserte. Ce lendemain de fête, pas un Israélien ne semblait vouloir circuler.

Bientôt j¹arrivais à Erez, le poste de contrôle entre Israël et le territoire autonome de Gaza. À droite de la route, un peu avant le checkpoint, dans une petite baraque crasseuse, entre nuées de mouches et tourbillons de poussière, on vendait au malheureux égaré sur ces rivages, de quoi se désaltérer dans la moite chaleur de Gaza. Plus loin, je distinguais la voiture de l¹ami, diplomate français, venu me chercher pour m¹aider à franchir le " no man¹s land " séparant les postes israéliens et palestiniens.

Le contrôle israélien se passa sans problème.

Le temps était alors à l¹euphorie des accords. Deux ans plus tard, les citoyens israéliens, hormis bien sûr soldats, officiels et colons, n¹auraient plus le droit de se rendre à Gaza, durant les longues périodes de bouclage des Territoires qui iraient en se multipliant.

Alors que nous roulions vers le poste de police palestinien, je regardais les couloirs grillagés, déserts eux aussi ce matin-là, qui le lendemain se rempliraient à nouveau de la foule des ouvriers palestiniens partant travailler en Israël.

" Zarra Alexandra ? ". demanda une grosse voix à l'accent prononcé. Je sursautais. À l¹abord de la chicane, deux policiers palestiniens s¹étaient rapprochés de notre voiture.

Tenant un papier à la main, le plus gradé interrogea à nouveau : " Sara Alexander ? ".

" Oui ", répondis-je après une petite hésitation.

" Nous allons vous escorter auprès du Président Arafat. "

Un policier à notre bord, précédés par une voiture de police, nous prîmes à un train d¹enfer la route pour la ville de Gaza. De part et d¹autre de ces souvenirs d¹asphalte qui se prétendaient chaussée et où se promenaient des sacs de plastique entraînés par le vent, les maisons n¹en finissaient plus de se délabrer. Au milieu de ce spectacle de fin du monde, je distinguais, irréelle, une banderole suspendue au-dessus de toute la largeur de la route. " Welcome to Gaza ", bienvenue à Gaza proclamait en anglais et en hébreu (mais pas en arabe !) la banderole.

Quel gigantesque chantier allait être nécessaire pour permettre au million d¹habitants de la Bande de Gaza, en majeure partie des réfugiés, de vivre un jour dans des conditions décentes !

En arrivant dans le centre ville, la circulation automobile se fit plus dense, pour ne pas dire complètement asphyxiée.

Déclenchant sirène et gyrophare, la voiture de police qui nous ouvrait la voie, prit l¹avenue à contresens. Nous la suivîmes, tant bien que mal, jusqu¹à une maison au bord de la mer où la densité des forces de sécurité nous signala le terme de notre périple.

Après quelques minutes d¹attente, dans cette ruche bourdonnante de diplomates, militaires et hommes d¹affaires, à 11 heures précises le Raïs en personne, Yasser Arafat, nous reçut avec sa courtoisie habituelle et son sourire de circonstance.

Après l¹avoir félicité de rentrer enfin à la maison, je me mis à lui parler de notre projet Passerelles et de la nécessité de créer des manifestations culturelles conjointes afin de favoriser le respect mutuel. La rencontre fut immortalisée par le photographe officiel, puis par mon ami, avec mon petit appareil jetable.

" J¹espère que ton pays sera plus durable que mon appareil photo ", glissais-je en plaisantant à l¹oreille du Raïs.

Yasser Arafat appela en personne le Ministère de la Culture pour ordonner de nous recevoir immédiatement, puis il nous congédia avec cette phrase d¹encouragement : " I wish you the best, and good luck.[2] "

Vu les péripéties qui suivraient, je ne risquais pas de l¹oublier.

Pour Sara-Cendrillon dans son carrosse palestinien, commença alors un invraisemblable jeu de pisteŠ à la recherche du Ministère de la Culture. Personne, y compris parmi les tout jeunes policiers fraîchement habillés de bleu, n¹avait la moindre idée de l¹endroit où pouvait se cacher le fameux ministère. Après bien des détours, nous échouâmes finalement dans un bâtiment où le vice-ministre, Yehyiah Yakhlouf, nous reçut. Appuyées sur des murs tout juste repeints, les rangées d¹étagères vides attendaient encore d¹être remplies par le contenu des cartons entreposés ça et là dans les bureaux. Prenant un crayon neuf et une feuille de papier immaculée, Yehyiah Yakhlouf sourit largement et me dit : " Un, deux, trois, on ouvre le Ministère à Gaza. Vous êtes notre premier dossier. "

J¹avais vraiment l¹impression d¹assister à la naissance d¹un nouvel État.

J¹expliquais le motif de notre visite, la nécessité de recevoir le soutien formel de l¹administration palestinienne à notre projet pour convaincre nos partenaires ultérieurs.

Sur la promesse de prochains contacts, nous nous quittions joyeux et optimistes.

Avec mon ami diplomate nous partîmes déjeuner au restaurant de poisson " Al-Salam ", au bord de la mer.

Apprendre que devant ce même restaurant, quelques mois plus tôt une militante israélienne de la paix, avait été assassinée à coups de hache, ne me mit pas précisément en appétit. Pas plus que les regards noirs que nous lancèrent les Palestiniens attablés derrière nous lorsque, en me baissant pour ramasser un couvert, je me retournais vers eux. Leurs mines sombres, leurs armes et les cafés qu¹ils sirotaient, sans manger, à l¹heure du repas, m¹inspirèrent les pensées les plus diverses. Mais enfin, le poisson grillé était excellent, le ciel bleu, la mer calme... Palestine année zéro, quelque part entre le paradis et l¹enfer.

Le soir, mon ami m¹emmena faire un tour dans Gaza " by night ".

La ville avec tous ses murs recouverts de slogans et de dessins d¹armes brandies, ses ruelles éteintes, ses rideaux de fer tirés, était angoissante. Par contre, le long de la plage j¹eus l¹impression d¹assister à une fête fellinienne. Les Gazawis, à la fraîche, s¹étaient donné rendez-vous dans des tentes improvisées, autour de feux de camp, de grillades, de pastèques et de radiocassettes, sur des kilomètres de plage tout éclairés par la lumière d¹ampoules de couleurs qui couraient le long des fils électriques.

Contrastant avec les conditions de vie à Gaza, cette langue de sable devait remplacer psychiatres et tranquillisants. Dans cette grande prison à ciel ouvert, privée d¹institutions culturelles (le dernier cinéma de Gaza serait bientôt brûlé par le Hamas), aux canalisations percées et aux égouts refluant dans les rues, la plage était le dernier refuge où décompresser un peu.

À l¹aube, autour de cinq heures du matin, je fus réveillée par l¹appel du muezzin de l¹université islamique, voisine de la maison où j¹étais hébergée. Puis, j¹entendis la foule des étudiants scander avec des voix martiales des phrases inintelligibles pour moi. Je ne comprenais pas les paroles, peut-être anodines, mais le fanatisme, la violence émanant de ces cris, me semblèrent effroyablement hostiles. Ce serait le seul mauvais souvenir de cette première visite à Gaza. Mais, dans ces cris, je sentis toute la force des endoctrinements qu¹il nous faudrait combattre.

Avant de repartir vers la France, je rencontrais également des représentants des Ministères de la Culture et des Affaires étrangères israéliens, pour les informer de notre projet. Leur accueil fut enthousiaste. Peut-être même un peu trop.

Les mois et les années qui suivraient me feraient comprendre combien les Palestiniens avaient raison de ne pas souhaiter de célébrations prématurés. Petit à petit, Israël, même sous le gouvernement Rabin, continuerait le grignotage des Territoires, tantôt par le développement d¹implantations juives déjà existantes, tantôt par la confiscation de terres pour construire des routes de contournement des villages arabes au seul profit des habitants juifs de Cisjordanie. À Gaza même, le maintien d'une poignée de colonies, mobilisant plus d'un tiers du territoire pour seulement 5000 juifs (contre un million deux cent mille palestiniens sur les deux tiers restants) justifierait à lui seul, oh combien, le refus palestinien de ne pas se prêter à toute coopération culturelle susceptible d¹être assimilée à une normalisation des relations.

Dans le même temps, avec la poursuite des attentats par la frange extrémiste de la population palestinienne, il aurait été incontestablement profitable aux Palestiniens eux-mêmes de faire des gestes témoignant de leur bonne volonté vis-à-vis des Israéliens. Des leaders politiques palestiniens feraient ces gestes, mais ils multiplieraient aussi les déclarations et les actes ambigus, laissant notamment libres des terroristes déjà identifiés qui ne tarderaient pas à faire leur besogne. Finalement, quand surviendrait la vague d¹attentats de février-mars 1996, les relations de confiance nécessaires à la poursuite du processus de paix n¹auraient pas été instaurées. De part et d¹autre on avançait sans doute sincèrement vers la paix, mais trop lentement, avec de brusques crises de mauvaise foi, en laissant trop de marge de man¦uvre aux extrémistes de tout poil (la plupart sont barbus) sans fournir assez d¹antidotes à la haine.

Quelque huit mois après ma première visite à Gaza, à la suite de multiples démarches et voyages, je finis par obtenir la réponse officielle palestinienne promise. Elle était négative.

Abandonnant à court terme l¹espoir de réaliser avec les autorités israéliennes et palestiniennes, sur un pied d¹égalité, un véritable travail de coopération culturelle, nous décidions, avec les amis de Passerelles pour le Dialogue, de nous tourner vers les ONG de terrain.

Le 8 mai 1995 eut lieu la première concrétisation de notre travail. Grâce à Lucy Nusseibeh, la directrice du Centre Palestinien d¹Éducation à la Non-Violence, je partais, récemment accidentée, un pied dans le plâtre, dans le village arabe israélien de Jisr As-Zarka, au bord de la mer.

Pour ce premier festival de la paix, qui devait accueillir des centaines de jeunes venus non seulement d¹Israël et des Territoires mais aussi de Jordanie, d¹Égypte, du Maroc... tout le village s¹était mis " sur son trente et un ". Des pelouses bien grasses avaient été plantées, sur la plage on avait installé des douches, et des abris contre le soleil... Seul problème, le jour du spectacle d¹ouverture, les adolescents en provenance de Gaza continuaient à attendre, dans leur bus en pleine chaleur, l¹autorisation d¹entrer en Israël. Il fallut que j¹appelle moi-même le ministère israélien des Affaires étrangères pour que se dénoue un quiproquo entre les différentes administrations concernées.

Le soir venu, enfin, devant un public de près d¹un millier de personnes, arabes essentiellement, la fête commençait. L¹ambiance était merveilleuse, les villageois ravis. Les kibboutzim environnants avaient dépêché au village service d¹ordre et troupe de danse folklorique. À cause de ma cheville foulée, on dut me porter dans le sable pour m¹amener jusqu¹à la scène. Mais qu¹importait. Enfin je voyais s¹amorcer la réalisation de mes rêves. De jeunes Arabes et Juifs fêtaient ensemble la promesse de leur avenir commun. À la fin du spectacle, nous entonnions tous ensemble une chanson composée pour l¹occasion : " Si tu le veux et si je le veux, sur cette terre enfin il y aura la paix. "

Quelques mois plus tard, après avoir organisé et participé à un grand concert euro-israélo-palestino-maroco-libanais... à l¹Institut du Monde Arabe à Paris (ah, tous ces déjeuners de travail pour lesquels il avait fallu s¹habiller chic, manger avec la fourchette et dire " vous " tout le long du repas ! ) je retournais à Jérusalem, animer deux camps de jeunesse israélo-palestiniens.

Le premier de ces deux camps devait se tenir à Jérusalem-Est, à l¹initiative de la même organisation qui m¹avait déjà invitée à Jisr-As-Zarka.

Le lieu choisi pour ces deux semaines de rencontres était enchanteur. Perchée en haut du Mont du Scandale, la Maison d¹Abraham était un centre d¹accueil de pèlerins tenu par des s¦urs dominicaines, dont la directrice avait mis les installations à la disposition de l¹ONG palestinienne. Depuis la terrasse, le regard embrassait toute la ville de Jérusalem, avec vue imprenable sur le dôme doré de la Mosquée d¹Omar. Dans des cabanes et des tentes plantées sur les pelouses, s¹étaient installé une petite cinquantaine de jeunes. Idyllique. Sauf que pour un camp de vacances israélo-palestinien cela manquait cruellement... de Juifs. Les jeunes Israéliens juifs contactés par le Centre Palestinien d¹Éducation à la Non-Violence avaient, semble-t-il, préféré se rendre au festival de rock d¹Arad, non loin de la mer Morte, plutôt que de perdre deux semaines en compagnie d¹Arabes de leur âge. Seule juive au milieu de jeunes Palestiniens, d' " Arabes-israéliens ", de Turcs et d'Allemands, je devais sauver l¹honneur. Alors nous passions beaucoup de temps le soir, quand le vent soufflait dans les eucalyptus, à bavarder, chanter, partager des pastèques.

Je regrettais d¹autant plus l¹absence des jeunes Israéliens, que chaque matin les adolescents du camp s¹en allaient travailler à remettre en état un jardin d¹enfants dans le secteur arabe. Quelle splendide occasion de tisser des liens confiance et d¹amitié mes jeunes compatriotes avaient ratée là !

Les après-midis étaient consacrés à des débats et à des jeux de rôles d¹éducation à la tolérance. Là, au moins, je vis venir des groupes de jeunes Juifs, la plupart religieux modérés. Le dialogue prit toute son ampleur : " Mais, si tu veux la paix avec nous comment peux-tu accepter de faire ton service militaire au risque de venir nous combattre dans les Territoires ?", demandait un jeune Palestinien.

Avant que le Juif interpellé n¹ait eu le temps de répondre, c¹était un Palestinien-Israélien qui prenait sa défense : " Il ne peut pas faire autrement. S¹il ne va pas à l¹armée, il aura beaucoup de mal à trouver du travail, ses amis le mépriseront. Tu sais, la pression pour qu¹ils fassent leur service militaire pèse très lourd sur eux. "

Sur la question des prisonniers politiques, c¹étaient aux Juifs de mener l¹attaque : " Comment pensez-vous que nous puissions accepter de libérer des assassins qui ont tué des nôtres ", demandait l¹un d¹entre eux. Cette fois, c¹était un jeune Juif qui prenait la parole à la place de ses camarades palestiniens : " Tu n¹es pas honnête. D¹abord, tu sais très bien qu¹avant la création de l¹ État nous aussi nous avons utilisé le terrorisme, et que certains de ces terroristes ont ensuite occupé des positions importantes au gouvernement. Ensuite tu oublies que pendant que les Palestiniens mettaient des bombes, nous avions, nous, une armée qui tirait sur eux. Que l¹on garde en prison les terroristes qui ont continué à mettre des bombes après Oslo c¹est normal, puisqu¹ils violent des accords de paix que leurs représentants ont signés. Mais avant, c¹était la guerre, avec des morts et des souffrances des deux côtés. "

Après cinquante ans de déni de l¹existence de l¹autre, chacun apprenait à se mettre à la place de l¹ennemi d¹hier. Les yeux s¹ouvraient sur un passé démystifié. Enfin, on entendait des paroles vraies.

Un soir, je réunissais les participants du camp pour un concert dans le théâtre El-Kasabeh de Jérusalem-Est. Ensemble, nous chantions dans toutes les langues des participants : arabe, allemand, turc, hébreu...

L¹un des consommateurs du bar attenant, perturbé par l¹inévitable agitation accompagnant une cinquantaine d¹adolescents, commença à faire scandale. Lorsqu¹il comprit ce qui nous réunissait ce soir-là, il changea radicalement d¹attitude et se mit à m¹accompagner à la darbouka dans des chants en yiddish ! À la fin du spectacle, Mahmoud m¹invita dans sa famille à Hébron.

Avec lui, je visitais sur les toits de la vieille ville les chemins des enfants de l¹Intifada. Dans une petite pièce sombre, il me présenta à la vieille femme qui l¹avait abrité avec d¹autres jeunes poursuivis par l¹armée du temps de la Révolte des pierres. Aujourd¹hui encore, elle offrait refuge à une ribambelle de gamins livrés à eux-mêmes. En regardant cette femme ridée, j'avais l'impression de contempler l¹âme du peuple palestinien et, au-delà, une sorte d¹archétype de mère protectrice dans un monde brutal forgé par les hommes.

Lorsque nous nous présentâmes devant la mosquée du caveau des patriarches que Mahmoud tenait à me faire découvrir, les soldats israéliens en faction m¹empêchèrent d¹avancer. Depuis le massacre perpétré par le colon juif Baruch Goldstein en 1993, les Juifs ne pouvaient plus approcher de la mosquée, autant pour leur sécurité que pour celle des Musulmans en prière. Avec mon nouvel ami palestinien, en plein c¦ur d¹Hébron, nid de fanatisme et d¹intolérance, nous nous retrouvâmes en train de lier conversation, avec les deux soldats. Pour couronner le tout, apprenant quel était mon métier, l¹un des Israéliens en uniforme m¹annonça fièrement qu¹il adorait la musique et la culture arabes et que lui aussi faisait ce qu¹il pouvait pour le dialogue israélo-palestinien en participant à l¹organisation du festival judéo-arabe de Haïfa.

Quelques jours plus tard, c¹était au tour d¹un leader des jeunesses du Fatah, rencontré au printemps dans un séminaire d¹éducateurs pour la paix à Hölsinger (Danemark), de m¹inviter chez lui à Ramallah. Sa joie, quand il prit le volant de ma voiture de location (plaques jaunes israéliennes et grands autocollants en arabe sur les portières, histoire ne pas recevoir des pierres, on ne sait jamaisŠ) et fit le tour de la ville récemment libérée en klaxonnant à tout va pour saluer ses amis !

Le soir, je fus conviée avec lui et une bonne moitié de la ville à assister au mariage du fils de l¹un des ministres de l¹Autorité palestinienne.

Tout se passait à merveille, même si après m¹avoir souhaité la bienvenue on m¹avait cantonnée avec les femmes selon une tradition des plus contestables à mon goût. Soudain, un vent de panique souffla sur l¹assemblée. De tous les côtés, les jeunes gens présents s¹éparpillèrent en courant, comme aux plus beaux jours de l¹Intifada. " Des soldats, des soldats israéliens ! " Il fallut toute la force de conviction des membres du service de sécurité palestinien pour ramener l¹assistance à la noce. En fait de soldats israéliens, il ne s¹agissait que de deux officiers supérieurs de la région militaire, venus rendre hommage au père du marié. Une fois les officiers installés entre les notables et les anciens de la ville, la fête reprit, avec des témoignages mutuels d¹estime et de respect.

Bien sûr, malgré la beauté de ces instants partagés, je n¹allais pas passer tout mon temps à me tourner les pouces.

Parallèlement aux camps de jeunesse, dans la journée, je m¹en allais à Jérusalem-Ouest comploter avec mes amis pacifistes israéliens.

Un matin, Michel Warshawsky, (célèbre depuis qu¹il avait gagné le procès l¹opposant aux services de sécurité israéliens qui l¹accusaient de trahison pour avoir publié durant l¹Intifada un petit livre expliquant aux Palestiniens comment résister à la torture), m¹emmena à une manifestation israélo-palestinienne contre l¹extension illégale d¹une colonie juive en Cisjordanie, non loin du village arabe de El-Khader.

Sur place l¹ambiance était tendue. Sous un ciel torride, sans ombre, dans un paysage désolé de pierraille, se tenaient deux équipes : d¹un côté les colons, portant bien en vue leurs pistolets-mitrailleurs, de l¹autre les Palestiniens en colère et les militants juifs venus les soutenir. Au milieu, les soldats israéliens désorientés jouaient tant bien que mal le rôle d¹arbitre.

Un ami journaliste, bénéficiant du privilège professionnel de passer d¹un camp à l¹autre me rapporta une conversation tenue à voix haute, par deux extrémistes juifs occupés à fixer des mézouzot[3] sur les montants en bois fichés dans le sol afin de leur donner le statut de maison.

- " Qu¹est-ce qui se passe là-bas ? ", affecta de demander l¹un des barbus fanatiques.

- " Oh, comme d¹habitude ", répondit l¹autre. " Des Juifs et des Arabes qui manifestent contre des Juifs. "

- " Ceux-là ne sont pas des Juifs, ce sont des sales Juifs, des déchets de Juifs. "

Eh ben voyons ! Et en Anglais encore, même pas en hébreu. Pour des nationalistes prétendant avoir un droit absolu sur la terre sainte, bravo ! Après avoir développé ses photos, le même ami me montra également un cliché pris durant la manifestation. On y voyait un jeune soldat appelé, assis à l¹arrière d¹une jeep. Souriant, les cheveux longs réunis en queue-de-cheval, il apprenait à jongler avec balles de caoutchouc de couleur au beau milieu de toute cette agitation. Il faut de tout pour faire un peuple..

Côté palestinien, le fanatisme allait aussi bon train. Comme la manifestation avait lieu un vendredi, à l¹heure de la prière, un cheikh du Hamas, vint faire un long prêche appelant à la guerre sainte et à rejeter à la mer tous les Juifs qui profanaient la terre de Palestine.

Lorsque ce fut le tour des militants israéliens de prendre la parole, Michel Warshawski me tendit le mégaphone. Sans réfléchir, j¹attaquais une chanson palestinienne de résistance qui me paraissait pouvoir s¹appliquer aussi bien aux Juifs qu¹aux Arabes :

" Un cercueil sur les épaules, un rameau d¹olivier à la main, j¹avance, j¹avance. "

Un franc succès. Bien embêté, il était, le cheikh du Hamas, de voir ses ouailles taper dans leurs mains en chantant en ch¦ur avec une israélienne, une femme en plus...

Bientôt s¹offrit l¹occasion de monter un petit putsch culturel comme je les aime tant.

Au début du mois d¹août, en écoutant la radio à l¹heure du petit-déjeuner, j¹appris, le nez dans mon café, que pour la troisième fois consécutive des extrémistes juifs avaient tiré sur la maison du représentant palestinien à Jérusalem, Fayçal Husseini. La bataille pour Jérusalem avait commencé.

Chaque jour, depuis des semaines, des militants d¹extrême-droite faisaient le siège devant la Maison d¹Orient (la drôle de représentation officiellement-officieuse des Palestiniens à Jérusalem) pour réclamer sa fermeture.

Dans mon cerveau pas très bien réveillé, germa une idée : monter un spectacle conjoint, israélo-palestinien, dans la Maison d¹Orient, en invitant le public des deux côtés. Du jamais vu ! Mais justement...

Immédiatement, j¹appelais Fayçal Husseini à son bureau pour lui demander son avis. Apprenant qu¹il était à Gaza et sachant d¹expérience que laisser un message par téléphone serait d¹une utilité anecdotique, je sautais dans un taxi et me présentais dans une Maison d¹Orient sous la triple surveillance des extrémistes juifs, du service d¹ordre palestinien et de l¹armée israélienne tentant de maintenir le calme au milieu de tout ce petit monde.

Par chance, dès l¹entrée je retrouvais le responsable du protocole, Shaer, rencontré lui aussi au séminaire de Hölsinger.

" Ahlan Sara ", m¹accueillit-il.

J¹étais dedans.

Le temps d¹un bon petit café turc (ou arabe, ou grec... tout dépend des implications politiques) et je laissais sur le bureau de Fayçal Husseini un mot griffonné en hébreu, au plus grand étonnement de sa secrétaire.

Dès le surlendemain, Fayçal me répondait, enthousiaste. D¹un commun accord, nous fixions une date, le 19 août (mon retour en France était fixé pour le 22). " Frapper et partir ", dit une expression israélienne pour décrire les méthodes d¹action clandestine...

En plus de l¹aide de la Maison d¹Orient pour informer le public palestinien, il était clair que je pouvais compter sur la logistique des différentes organisations pacifistes israéliennes.

Raed, mon ami de l¹hôtel Jérusalem me présenta quelques musiciens palestiniens prêts à jouer avec moi pour une telle occasion. C¹est ainsi que je rencontrais un nouvel ami et compagnon de route palestinien, le chanteur et joueur de luth Ghidean Al-Qaymari.

Lui, le Palestinien musulman et moi la Juive israélienne, pour la paix à Jérusalem, nous nous retrouvions bientôt en train de répéter sur le Mont du Scandale, à la Maison d¹Abraham, chez les s¦urs dominicaines, une chanson tirée de la prophétie d¹Isaïe :

" De leurs épées, ils forgeront des socs

Et de leurs lances des faux

Une nation ne tirera plus l¹épée contre une autre

Et l¹on n'apprendra plus la guerre. "

Peut-on faire mieux ?

Le 19 août arriva enfin. Le suspens régnait. Le gouvernement israélien empêcherait-il notre manifestation qui affirmait clairement le droit des Palestiniens à vivre dignement à Jérusalem aux côtés des Israéliens ? La Maison d¹Orient annulerait-elle à la dernière minute le spectacle, comme l¹avait prophétisé mon ami Michel Warchawsky, en principe plus au fait que moi de la situation politique ?

Cette fois nous n¹étions plus en Europe, mais à Jérusalem, dans l¹¦il du cyclone.

Le soir venu, dans la rue de la Maison d¹Orient, les soldats israéliens avaient pris place. Les extrémistes juifs aussi, par dizaines. Flambeaux et mégaphone en main, ils voulaient empêcher le concert d¹avoir lieu. Les soldats firent barrage devant le bâtiment. Une fois n¹est pas coutume, ils étaient là... pour nous protéger ! L¹ordre devait venir de très haut.

Puis ce fut au tour du public d¹arriver, à travers le filtre des barrages militaires. Mis à part les quelques militants habitués des lieux, les Israéliens qui franchissaient le seuil de cet établissement chargé de symboles avaient l¹air solennel et fier de ceux qui surmontent un tabou. Postés sur le toit, les jeunes Palestiniens du service d¹ordre s¹annonçaient l¹un à l¹autre : " Quatre Israéliens, six, dix, vingt... " Par chance, il y avait autant de Juifs que d¹Arabes. Le pari était gagné. Et pour couronner le tout, la télévision israélienne envoyait une équipe tourner pour le journal du soir.

Fayçal Husseini fit un discours par lequel il souhaitait la bienvenue aux Israéliens. Puis la musique commença.

Avec tous ses problèmes techniques (le seul projecteur nous éclairant était la torche d¹une caméra palestinienne qui nous laissait dans l¹ombre par intermittence...), la soirée serait inoubliable : cent cinquante Palestiniens et autant d¹Israéliens assis ensemble par un soir d¹été pour écouter de la musique et affirmer leur désir de vivre ensemble... Il n¹y a pas quatre ans, sous le gouvernement Rabin... cela me semble si loin.

Le surlendemain, un autobus explosait au centre de Jérusalem. L¹attentat était revendiqué par le Hamas.

Dans les rues de Jérusalem, apparurent des affiches montrant des têtes de mort encadrées de keffieh. Les mêmes groupes extrémistes placarderaient bientôt la photo de Rabin en uniforme nazi.

Par l'un de ces paradoxes dont Jérusalem a le secret, au même moment la radio israélienne diffusait le témoignage d¹un Palestinien de Jérusalem qui avait pris le risque de braver la foule en colère pour donner son sang pour les blessés.

À Arza, dans les faubourgs de Jérusalem-Ouest, jeunes Israéliens et Palestiniens, réunis dans le second camp de vacances pour lequel j¹avais été invitée, décidèrent d¹un commun accord de former des délégations conjointes pour aller réconforter les victimes.

Quelques mois auparavant, j¹étais retournée à Gaza. Grâce à l¹aide de l¹ONG française Enfants Réfugiés du Monde, je devais y rencontrer des artistes palestiniens de la bande de Gaza, dans la perspective de prochaines actions communes. Tout avait mal commencé. Pendant deux heures, en pleine nuit, nous avions erré d¹une entrée à l¹autre du territoire palestinien, à chaque fois refoulés par les soldats israéliens qui avaient pour consigne de ne pas laisser entrer de compatriotes (hormis bien sûr, colons, VIP...). À force d¹insister, une jeune soldat religieux d¹origine américaine finit par céder, non sans me demander : " Mais qu¹est-ce que tu vas chercher là-dedans ? "

J¹étais venue chercher le moyen de continuer à travailler à l¹éducation à la paix, mais manifestement la vingtaine d¹acteurs culturels palestiniens qui m¹entourèrent cette nuit-là, pendant de longues heures de discussion, ne l¹entendaient pas de la même oreille. En écoutant le parcours et les souffrances personnelles de chacun occasionnées par l¹occupation, bien sûr je pouvais, même sans les approuver, comprendre leurs raisons. N¹empêche, c¹était un fiasco.

Enfin, presque. Rentrant d¹un rendez-vous dans le camp de réfugiés de Khan Younes, je pris un taxi collectif pour rentrer à Gaza-Ville, faisant bien attention de ne pas révéler mon identité israélienne aux autres passagers du taxi dont, après tout, je ne connaissais pas les opinions. Tout au long du trajet, les passagers descendirent les uns après les autres. Dès que je restais seule avec lui dans la voiture, le chauffeur se mit à me parler... en hébreu. C¹était plutôt vexant pour mes talents de comédienne. Non loin de la colonie juive de Netzarim nous dépassions un petit garçon installé sur le bas-côté avec des caisses regorgeant de figues de Barbarie. M¹observant dans le rétroviseur, le conducteur me demanda : " Tu aimes ça ? "

" Oh , oui ! ", répondis-je. Immédiatement il enclencha la marche arrière et recula d¹une centaine de mêtres sur la route déserte. Après une minute de négociations (Orient oblige), il revint avec un cageot plein qui trouva le chemin du coffre.

En arrivant à l¹entrée de la ville de Gaza, le chauffeur s¹arrêta dans un garage, me laissant seule dans la voiture quelques instants.... qui me parurent une petite éternité. Être Israélienne dans un quartier pauvre de Gaza ne me paraissait pas la situation la plus enviable au monde. Surtout que lorsque mon chauffeur revint, il tenait à la main... un couteau !

Par son intimité meurtrière, le couteau a souvent symbolisé l¹hostilité, la traîtrise. Les Américains s¹en étaient abondamment servi pour caricaturer le communiste, qui tenait l¹ustensile bien en équilibre entre ses mâchoires. Les Nazis, eux, en paraient les Juifs accusés de lâcheté, de traîtrise, de cosmopolitisme...

En arrivant en Palestine, à leur tour, les Israéliens avaient adopté le symbole. Depuis ma plus tendre enfance, j¹avais entendu toutes les variations possibles sur le thème : " Méfie-toi des Arabes. Ils te font des sourires et te poignardent dans le dos " (à croire que Brutus lui aussi était Palestinien). De fait, il arrivait que de temps à autre l¹actualité donne hélas raison à ces tristes préceptes.

Tout cela pour dire quelles images traversèrent mon esprit quand je vis arriver mon chauffeur avec son couteau.

Une fois assis à sa place, le brave homme me raccompagna cahin caha à destination, frayant son chemin entre marchands ambulants et passants affairés. À la maison où j¹avais élu domicile, il sortit le cageot de figues du coffre et à l¹aide de son couteau, se mit à ouvrir ces fruits de délectation. Une fois la première figue débarrassée de sa robe poilue, elle prit, à la pointe du couteau tenu par cette main palestinienne (une image à faire frissonner n¹importe quel Israélien normalement constitué) le chemin de ma bouche. Des figues de Barbarie j¹en avais mangé dans ma vie, mais compte tenu des circonstances, celles-ci gardent un goût un peu spécial à mon palais.

Pour couronner le tout, je débarquais directement de Gaza dans un théâtre de Jérusalem où se donnait une lecture de poésie. Dans le hall je croisais mon vieil ami Nathan Zach. Remarquant ma tenue poussiéreuse, il me demanda : " Mais d¹où tu sors, toi ? "

" De Khan Younes ", répondis-je, l¹air dégagé. La tête qu¹il fit valait à elle seule le voyage.

Quelques mois plus tard, de retour en France, j¹appris à la radio l¹assassinat du Premier Ministre Ytzhak Rabin. Comment dire mon émotion, mon horreur face à cette tragédie qui privait Israël d¹un père, abattu dans le dos par un fils du pays auquel il avait donné toute sa vie. Il me sembla sur le coup qu¹il ne serait plus jamais possible d¹espérer.

" Que sa mémoire me soit une bénédiction ", dit la tradition juive.

Le 19 janvier 1996, malgré tout, devaient avoir lieu les premières élections palestiniennes. Pas question de manquer ça.

J¹arrivais le 7 janvier à Jérusalem, sans avoir pris le temps de me trouver un point de chute. Faisant preuve d¹une belle charité chrétienne, les s¦urs dominicaines de la Maison d¹Abraham, m¹accordèrent gratuitement l¹hospitalité le temps que je puisse m¹organiser.

En échange de leur générosité, j¹offris le dernier jour de mon séjour parmi elles une petite animation musicale aux pèlerins de la Maison. La plupart d¹entre eux étaient des séminaristes, accomplissant leur dernier voyage d¹études avant d¹être ordonnés prêtres. Lorsque, après dîner, j¹ouvris l¹accordéon, je vis avec amusement les jeunes séminaristes inviter à danser... les bonnes s¦urs, qui rouges de confusion acceptaient joyeusement. Il se passait décidément de drôles de choses sur le Mont du Scandale.

Au bout de quelques jours, je repérais une charmante petite maison dans le secteur arabe de Jérusalem. Donnant sur un chemin de terre où habitaient plusieurs familles palestiniennes réfugiées là depuis 1948, l¹endroit me parut idéal pour expérimenter un projet de maison ouverte pour jeunes arabes et juifs.

La maison trouvée, restait encore à montrer patte blanche à son propriétaire palestinien. Lorsqu¹il apprit que j¹étais israélienne, le maître des lieux sourit, dubitatif, et me demanda : " Tu as des références palestiniennes ? "

" Un peu ", répondis-je en sortant de mon sac des photos me montrant avec Arafat et Fayçal Husseini.

L¹affaire était conclue.

Le soir où je m¹installais dans ma nouvelle demeure de la rue Othman Ben Affan, nous étions quatre à table pour pendre la crémaillère : une collocataire allemande, un journaliste français, un ami éducateur israélien et moi-même.

Au milieu du repas, nous entendîmes des jets de pierre dans la cour. Déjà ? L¹Intifada ? Accompagnée de mes amis, je sortis dans la nuit. Silence total. Je rentrais. Les jets de pierres reprirent de plus belle. Il fallait faire quelque chose. Mais quoi ?

En désespoir de cause, je pris mon accordéon et j¹avançais seule, jusqu¹au bout du jardin. Là, debout dans le noir, je commençais à jouer la chanson de résistance arabe qui m¹avait déjà bien servi à El-Khader

Miracle. De derrière les oliviers, une dizaine d¹adolescents sortirent en chantant et tapant dans les mains. Je croyais rêver. Le morceau terminé, j¹attaquais une danse populaire palestinienne. Tandis que mes amis me rejoignaient dehors, les jeunes garçons se mirent en rang et commencèrent à danser. Quand, enfin, la musique se tut, l¹interrogatoire commença.

- " D¹où es-tu ?

- Je suis israélienne.

- Et alors, ici c¹est quoi pour toi ?

- Ici c¹est une rue arabe et j¹espère être votre invitée... "

Bon, cela allait, je n¹étais pas venue les envahir. Comme nous étions au mois de janvier, il faisait froid et il y avait de la boue partout. Puisque la conversation promettait de durer, je les invitais à entrer et à partager un soda avec nous, à la grande déception des plus dévergondés d¹entre eux qui, voyant venir des non-musulmans espéraient bien trouver de l¹alcool.

Dans la petite pièce, nos dix héros de la mini-Intifada devenus soudain bien timides, s¹entassèrent par terre autour du radiateur à gaz. Nous fîmes plus confortablement connaissance.

Au moment de nous quitter, les adolescents constatèrent qu¹une bonne partie de la Terre Sainte était restée sur la moquetteŠ sous forme de boue.

Gentiment, l¹un d¹entre eux proposa de revenir le lendemain avec l¹aspirateur de sa maman.

Chose promise, chose due : le lendemain, en mon absence, deux garçons se présentaient à la maison, munis d¹un aspirateur. Lorsque je revins, la pièce était impeccablement propre et bien rangée. Presque trop. Mon enregistreur professionnel avait disparu. Non seulement c¹était embêtant, mais en plus la pédagogue en moi se sentait narguée. Lorsque toute la bande revint en fin d¹après-midi, je les remerciais pour le ménage, et engageais avec douceur un petit débat sur la confiance, les relations de voisinage, le vol...

Lorsque les faits furent clairement avérés, toute la petite troupe s¹éloigna vers son repaire, sous les oliviers. Après de longues délibérations, le tribunal populaire vint me rendre son verdict… et mon magnétophone, accompagnés de sincères excuses. L¹affaire était close.

Dans l¹euphorie de la réconciliation, je décelais un garçon qui jouait un peu le rôle de diplomate dans la bande. Il s¹appelait Darwish et était arrivé du Koweït à la suite de la Guerre du Golfe. En échange de quelques notions de français, il allait devenir mon professeur d¹arabe pendant les six mois que je passerais dans ce quartier. Ne résidant à Jérusalem que depuis cinq ans, il ne connaissait pas l¹hébreu aussi bien que ses camarades. Voilà qu¹en m¹enseignant l¹arabe, il découvrait l¹étonnante proximité de nos deux langues.

Enfin, le temps des premières élections palestiniennes arriva. Dans toute la presse israélienne, on ne parlait que de cela. Sous la plume de presque tous les éditorialistes, revenait sans cesse la perspective d¹un prochain État palestinien aux côtés duquel Israël vivrait en paix. Même dans certaines implantations juives, en général très nationalistes, on commençait à dialoguer avec les villages arabes voisins, pour améliorer ensemble le réseau d¹adduction d¹eau, les routes. Malgré les attentats, malgré l¹assassinat de Rabin, la très grande majorité des deux peuples semblait déterminée à poursuivre la route vers la paix.

Le 19 janvier, je me baladais en voiture en Cisjordanie, d¹un bureau de vote à l¹autre. Partout, la police palestinienne m¹arrêtait, me demandait une accréditation, comme à n¹importe quel journaliste. Partout, je sortais de mon sac les mêmes photos qui m¹avaient déjà servi à convaincre mon loueur palestinien. Elle faisait véritablement l¹effet d¹un " Sésame ouvre-toi " cette photo prise à Gaza un an et demi plus tôt avec un appareil jetable. Les policiers, souriants, m¹ouvraient le passage vers les urnes avec de solennels gestes de bienvenue.

Le soir, avec des amis israéliens et palestiniens nous nous réunîmes tous ensemble dans le sous-sol de l¹hôtel Jérusalem, pour une fête endiablée. Ghidean, mon ami luthiste, Mark Levine, un musicien juif américain rencontré grâce à lui, et moi, nous en donnions à c¦ur joie, alternant chansons en arabe, en hébreu, et même en yiddish. De la cuisine de l¹hôtel, les serveurs sortaient la tête pour nous improviser un ch¦ur. Malgré l¹opposition assez marquée de l¹intelligentsia palestinienne de Jérusalem à ce qu¹elle considérait comme un simulacre de démocratie, tant à cause des importantes forces israéliennes déployées devant les bureaux de vote de la ville qu¹en raison du très relatif pluralisme des élections, l¹ambiance était endiablée. Au fond de lui, chacun sentait se dénouer des décennies de pessimisme.

Dans ce même sous-sol, je rencontrais une jeune juive encore plus folle que moi. Venue de Belgique elle avait succédé à l¹Israélienne Arna Meïr, dans la gestion d¹un centre éducatif pour les enfants du camp de réfugiés de Djénine. Le temps de faire connaissance, déjà elle me proposait de venir chanter au camp. Bien sûr, j¹avais dit oui. Peu après notre rencontre, elle me confirma l¹accord de l¹équipe palestinienne du centre pour que je vienne animer quelques après-midis avec les petits durant la dernière semaine de Ramadan.

Je pris donc la route pour ce bout du monde qu¹est la ville de Djénine, perdue au fin fond du Nord de la Cisjordanie.

Les enfants étaient venus nombreux au centre pour s¹amuser avec la chanteuse israélienne. Accompagnée d¹un joueur de darbouka rendu invalide par un accident de voiture et un luthiste aveugle, dans ce camp, par un gris et boueux mois de février, j¹avais un bel aperçu de la détresse des réfugiés palestiniens. Et encore, ceux-là avaient du moins la chance de pouvoir espérer vivre bientôt dans un État palestinien.

Grâce une équipe de la télévision suédoise (dirigée par une irakienne, née à Bucarest et mariée en Suède à un Algérien...), j¹emporterais avec moi à Paris les sourires joyeux de ces enfants palestiniens, leurs visages lumineux lorsqu¹ils chanteraient en arabe et en hébreu quelques paroles de paix.

Mais le plus étonnant restait à venir : le soir de la veille de l¹Aïd-el-Kébir.

Dès 18 heures, l¹effervescence commença à se faire sentir dans la ville. Les familles habillées de neuf commençaient timidement à arriver. La salle était décorée de drapeaux palestiniens de fond en comble.

" Mes enfants " mouraient de trac... et moi donc !

La police palestinienne, pomponnée, avec des uniformes tout neufs, kalachnikov à l¹épaule, faisait le service d¹ordre à l¹entrée avec une bonhomie touchante.

À un moment donné, j¹allais me chercher une boisson. Je m¹aperçus qu¹un grand costaud ne me quittait pas d¹une semelle. C¹était mon garde du corps. Nous nous mîmes donc à converser. Il était très fier de son hébreu (toujours la même école : la prison) et réclama bientôt une photo avec la chanteuse. Pour le cliché, il aurait bien voulu passer son bras autour de mes épaules. Seulement comment faire avec la kalachnikov qui l¹encombrait. Qu¹à cela ne tienne, il me donnait son arme. Et clic ! Voilà Sara, fusil-mitrailleur à la main, aux côtés d¹un policier palestinien, grand sourire, grande moustache.

Le spectacle commença : hymne national palestinien, discours du maireŠ puis mes gamins et moi. Quel dommage que les télévisions israélienne et palestinienne ne soient pas là pour montrer ces images de fraternité. Contactée peu avant, une équipe israélienne m¹avait avoué par téléphone ne pas oser se rendre dans cette région des Territoires autonomes. Ils n¹avaient sans doute pas entièrement tort. La ville de Djénine est considérée comme un nid du Hamas. Mais si une Israélienne pouvait y chanter pour la fin du Ramadan, pourquoi n¹auraient-ils pas pu venir filmer ? Quant à la télévision palestinienne, après les multiples promesses non suivies d'effet que m'avait faites le directeur, il y avait longtemps que j'avais renoncé.

Quand le public se dispersa, je fus invitée à passer cette dernière nuit chez une famille. " C¹est plus prudent ", me dirent-ils.

Vers minuit, avec dans ma voiture tout un régiment d¹enfants palestiniens, je pris donc le chemin de la maison de mes hôtes, un peu en dehors de la ville, au bout d¹un sentier de pierrailles.

À la maison, nous attendait l¹Iftar, le repas de sortie de jeûne des soirs de Ramadan, auquel bien sûr étaient conviés cousins, cousines, tata, tonton et une ribambelle de petits qui bourdonnaient autour de moi en me montrant leurs livres scolaires, des photos de famille, des jouetsŠ Dans cette pièce où, suspendue au-dessus de la porte, trônait la photo de Yéhya Ayyash, (l¹ingénieur du Hamas assassiné quelques semaines plus tôt par les services de sécurité israéliens) je faisais office d¹attraction. L¹une des petites filles de la maison, Tawra (Révolution en arabe) courut dans sa chambre pour revenir bientôt mettre autour de mon cou (non sans avoir demandé la permission à sa maman) une petite chaîne dorée avec un c¦ur au bout.

Quand les enfants furent couchés, mes hôtes et leurs invités me demandèrent de reprendre la guitare. En turc, en arabe, en serbo-croate, en grec… j¹entamais donc une série de chansons, provoquant la surprise des convives en leur citant des poèmes de Mahmoud Darwish et de Samer Kassem. Et puis, quand même, j¹étais là en tant qu¹Israélienne aussi ! Ce n¹était ni avec les Turcs ni avec les Grecs qu¹il s¹agissait de faire la paix. J¹annonçais que j¹allais maintenant chanter en hébreu.

" Non Sara, ne fais pas ça ", m¹intima Mohammed, le chef de famille. " Mon père est mort sous mes yeux quand j¹avais huit ans, tué par les Israéliens à Haïfa. J¹ai passé huit années dans vos prisons. Je ne supporte plus cette langue. Est-ce que toi tu accepterais de chanter dans la langue de vos bourreaux ? ".

Comprenant l¹allusion, même si je n¹appréciais guère la comparaison, j¹entamais immédiatement une chanson pacifiste en allemand : " Où sont-elles passées les fleurs ? "

Après trois couplets, je poursuivis et terminais en hébreu. Sous sa moustache, le sourire timide et amusé de Mohammed valait tous les applaudissements. Un sourire qui me disait : " Bravo Sara, tu m¹as bien répondu. "

En posant ma guitare, j¹ajoutais : " Il n¹y a pas de mauvaise langue, il n¹y a pas de mauvais peuple Mohammed. Il n¹y a que de mauvais hommes. "

Entre " pour " et " contre ", le débat ne tardait pas à s¹ouvrir, au cours duquel même les plus farouches des opposants au processus de paix faisaient des concessions. À force de musique et de sucreries, les opinions s¹adoucirent.

Tard dans la nuit, quand tous les invités furent partis, Mohammed et son épouse m¹offrirent leur lit. Et pas question de refuser. Après avoir chaussé des bottes, pris une lampe et un récipient, Mohammed sortit. Quelques minutes plus tard, alors que vêtue d¹une chemise de nuit prêtée par sa femme, je m¹apprêtais à me coucher, il revint auprès de moi, avec une tasse de lait chaud sucrée de miel. " Bois ça Sara. C¹est bon pour ta voix. Cette maison est la tienne désormais. Sois la bienvenue. "

" Le pays du lait et du miel ". Combien de fois, l¹avais-je lu ou entendu, dans des discours, des chansons, des dépliants touristiquesŠ Mais jamais je ne l¹avais vécu comme cette nuit froide et étoilée du mois de février, dans les faubourgs de Djénine, dans une maison palestinienne, en compagnie d¹un homme dont tant d¹années de haine n¹avaient pas réussi à tuer l¹humanité.

Comment ne pas croire à une paix possible après une nuit pareille ? Merci Mohammed, pour ce geste si naturel en d¹autres circonstances, si symbolique sur la toile de fond de ce conflit meurtrier qui ne cesse de nous séparer et de nous monter les uns contre les autres. Merci de briser cette fatalité absurde.

Au réveil (un peu tardif), les petits, impatients et respectueux à la fois, chuchotaient allègrement autour de moi : " Sara, tu dors ? ", " Chut, tu vois bien qu¹elle dort encore. " De la fenêtre pénétrait une odeur de grillades, d¹herbes brûlées et de thé à la menthe.

Je sortis rejoindre la famille pour le petit-déjeuner le plus étonnant qui m¹ait été offert jusque-là. Assis en tailleur par terre, Mohammed s¹activait devant un petit feu sur lequel grillaient des brochettes. Dans un coin, sur les braises, trônait un récipient d¹eau bouillante rempli de feuilles de menthe.

" Sabah El-Kheir " (bonjour), m¹accueillit Mohammed en me tendant un bout de viande chaude et épicée. La maison ne possédait pas à proprement parler de jardin. C¹était plutôt le contraire : à perte de vue, le regard n¹embrassait qu¹arbres et collines de rochers, avec une petite maison posée au milieu.

Quand vint l¹heure du départ, la femme de Mohammed plaça une photo de moi derrière la vitre d¹un buffet. Je me sentais en étrange compagnie dans la même pièce que le portrait du terroriste Yéhyah Ayyach. Les amitiés entre Israéliens et Palestiniens ont parfois d¹étranges paradoxes. Malgré tout, je sentis que je laissais dans cette maison un petit bout de mon c¦ur.

Pourtant, le spectacle qui m¹attendait à Jérusalem valait lui aussi le détour. À peine étais-je rentrée rue Othman Ben Affan que déjà les enfants du quartier couraient en grappes autour de moi. Bientôt, il vinrent frapper à ma porte pour me montrer, dans un seau, la tête d¹un mouton égorgé pour la fête de l¹Aïd-El-Kébir.

Avant de partir pour Djénine, je l¹avais déjà rencontré ce mouton. La tête sur les épaules, il broutait tranquillement les fleurs de mon jardin.

" Tant que c¹est un mouton ça va, " me dis-je en bonne Israélienne.

Et puis, à la fin du mois de février ce fut l¹horreur. En une semaine, cinq attentats firent soixante morts et plus de deux cents blessés. Tout allait décidément trop bien. Après l¹assassinat de Rabin, c¹était au tour des extrémistes palestiniens de tout faire pour s¹opposer à la poursuite du processus de paix.

Les deux premiers attentats me surprirent au réveil, alors qu¹en route vers Gaza je dormais chez une amie dans la ville de Bersheva. Tremblante de dégoût et de rage, je regardais à la télévision les images des corps que l¹explosion avait déchiquetés à Jérusalem et dans les environs d¹Ashkelon, au même croisement que je devais emprunter en voiture quelques heures plus tard. Apprenant la mise en place d¹un bouclage total de la bande de Gaza, j¹appelais le jeune militant pacifiste palestinien que je devais rencontrer ce matin-là.

" Je suis désespéré ", me dit-il, " mon premier fils vient de naître ce matin. Mais à tous les amis qui me félicitent je ne peux que répondre, comment voulez-vous que je sois heureux que la naissance de mon enfant coïncide avec le carnage de ce matin. "

Le dimanche suivant, un autre bus explosait à Jérusalem sur la même ligne que sept jours plus tôt, presque à la même heure. Dans la ville s¹installa une véritable atmosphère de psychose. À quoi bon parler de paix et de reconnaissance mutuelle, à quoi bon le retrait des Territoires et la naissance d¹un État palestinien, si chaque famille devait ainsi être frappée dans sa chair par de tels attentats aveugles.

Durant ces jours sombres, de nombreux Palestiniens de ma connaissance appelèrent leurs amis juifs pour prendre de leurs nouvelles et leur demander de pardonner, au nom de leur peuple.

Rien n¹aurait pu y faire. Chose horrible à dire, la plupart des Israéliens s¹étaient presque " habitués " à ce que, de temps à autre, un attentat vienne endeuiller le pays. Après tout, après cinquante ans de haine et de violence on ne pouvait pas parvenir du jour au lendemain à une paix et une sécurité complètes. Quelques mois plus tôt, l¹assassinat de Rabin avait prouvé que même les services de sécurité israéliens pouvaient être impuissants à protéger le Premier ministre d¹extrémistes juifs. Mais cette fois c¹était trop. En plein c¦ur de la Jérusalem juive les trottoirs étaient jonchés de bougies allumées en mémoire des morts. Sous prétexte de deuil, les organisations extrémistes juives prenaient possession de la rue pour haranguer le peuple en des diatribes de haine à l¹égard des Palestiniens et des gouvernants juifs qui avaient laissé faire " ça ".

Lors des élections palestiniennes, évoquant le boycott du scrutin par le Hamas, un inconnu me l¹avait prédit : " Vous verrez, le Hamas n¹est pas présent aux élections palestiniennes, mais il sera là pour les élections israéliennes. "

Compatissant, le ciel de Jérusalem décida de nous offrir un répit. À l¹issue de cette semaine sanglante, une pluie diluvienne se mit à tomber sans discontinuer pendant trois jours sur la ville. Lorsque le soleil brilla de nouveau dans le ciel, ce fût comme si la pluie avait lavé les rues de tout le sang et la haine qui avaient été répandus.

Peu à peu, la vie reprit un cours normal. Enfin presque. Lorsqu¹en Israël vint le moment de passer de l¹heure d¹hiver à l¹heure d¹été, les Palestiniens décidèrent de l¹un de ces gestes symboliques de souveraineté dont ils ont le secret. Cette année 1996, afin de bien se distinguer d¹Israël, ils attendirent une semaine de plus avant de changer d¹heure. Résultat, pendant sept jours, non seulement dans les territoires autonomes mais même à Jérusalem, pour chaque rendez-vous avec des Palestiniens, il fallait se faire préciser : " Heure israélienne ou heure palestinienne ? "

À la même époque, il m¹arriva de demander l¹heure à un Palestinien de Jérusalem. Exhibant fièrement une montre-bracelet au cadran frappé des couleurs du drapeau palestinien, il me répondit : " Il est onze heures, heure palestinienne. "

Avec les adolescents et les petits enfants de la rue Othman Ben Affan, un modus vivendi s¹était installé. Un beau matin, j¹avais découvert des grappes de gamins suspendus dans les branches de l¹amandier du jardin. Nous avions conclu un pacte : ils pourraient continuer à piller les amandes vertes librement, à condition de partager leur butin avec moi.

Chaque jour, les enfants venaient m¹écouter répéter ou chanter avec moi, en arabe, en hébreu. Grâce à une amie de Tel-Aviv, Rutie Atsmon, je leur donnais un magazine bilingue hébreu-arabe, écrit par et pour les enfants d¹Israël et de Palestine. J¹achetais quelques crayons de couleur, distribuais quelques feuilles de papier. Bref, dans cette étrange maison où passaient chaque jour éducateurs israéliens et musiciens palestiniens, s¹organisait petit à petit un véritable jardin d¹enfantsŠ au grand désespoir de ma co-locataire allemande, chargée de mission pour l¹ONU, tout à la fois émerveillée et un peu embarrassée par la joyeuse agitation qui règnait dans notre petit jardin d¹Éden. Un après-midi, les voisins eurent même la surprise de voir débarquer d¹un minibus jaune une demi-douzaine de bonnes s¦urs. C¹étaient les braves femmes de la Maison d¹Abraham que j¹avais invitées à prendre le thé pour les remercier de leur hospitalité. " Au revoir s¦ur Sara " résuma l¹une d¹elles en me quittant.

Depuis la fête de l¹Aïd-El-Kébir, sur le portail du jardin toujours ouvert, avaient été repeinte de frais la traditionnelle formule de v¦ux pour l¹année musulmane : " Que chaque année t'apporte le bonheur ", véritable symbole de bienvenue à l¹invitée israélienne que j¹étais devenue dans ce quartier.

Au jour le jour, des liens se tissaient avec les voisins, les commerçants du quartier.

Le plus drôle, c¹était que juste de l¹autre côté de la maison, une synagogue avait été construite autour de la tombe d'un ancien sage de l¹antique Sanhédrin.

Si bien que lorsque je chantais avec les enfants, il arriva que des ultra-orthodoxes passent la tête au-dessus du mur pour voir comment il se faisait que l¹on chante en hébreu dans un quartier arabe. À peine apercevais-je la fourrure d¹un streimel que déjà le curieux disparaissait.

Entre chants religieux juifs et rue arabe, le simple fait pour mes invités occidentaux de s¹asseoir à ma table revenait à expérimenter toute la complexité de Jérusalem.

Et que dire de l¹étonnement des chauffeurs de taxi que je prenais chaque jour pour me rendre à l¹Ouest, dans le quartier juif de la ville. Lorsqu¹un chauffeur israélien me prenait à son bord, découvrant rapidement que j¹étais une compatriote, il laissait éclater sa surprise : " Mais qu¹est-ce que tu fais-là à une heure pareille dans ce quartier ? "

" Mais j¹y habite " répondais-je avec fausse naïveté. Certains chauffeurs israéliens laissaient percer l¹admiration, voire l¹envie : " Moi aussi j¹aimerais bien habiter, dans une maison comme ça, parmi les Arabes quand il y aura la paix. " À ceux qui marquaient leur désapprobation à l¹égard de l¹Israélienne pacifiste que dénotait ma présence en ce quartier arabe, je répondais avec malice, reprenant un slogan israélien bien connu : " Qu¹y-a t-il d¹anormal à ce que j¹habite ici ? La ville est bien unifiée n¹est-ce pas ? "

Pour le retour, il fallait déployer des trésors d¹imagination pour faire accepter à certains chauffeurs de me reconduire en ces quartiers réputés dangereux. Alors je demandais que l¹on me ramène à la tombe du sage du Sanhédrin, suscitant l¹incompréhension la plus totale d¹un chauffeur qui en me voyant ne pouvait pas une seconde imaginer que je sois une juive religieuse.

Taxi après taxi, je me réjouissais de briser ainsi les préjugés des chauffeurs.

Jusqu¹au jour où, dans Jérusalem-Ouest, après avoir déjà essuyé le refus d¹un chauffeur israélien de me ramener dans mon quartier, je montais dans un taxi arabe.

Lorsque je lui demandais de me conduire à la maison, dans Jérusalem-Est, il se retourna vers moi et me demanda dans un sourire : " Notre Jérusalem ? "

-" Oui, oui ", répondis-je.

Chemin faisant, avisant sur un trottoir un juif national religieux (bien reconnaissable à la barbe, la kipa tricotée et autres attributs vestimentaires), mon chauffeur m¹interrogea :

" - Je peux le prendre aussi ?

- Bien sûr, mais tu me ramènes d¹abord chez moi. "

En cours de route, comprenant que le taxi se dirigeait vers un quartier arabe, le second passager plaisanta pour dissimuler son inquiétude :

" Alors j¹ai compris, c¹est aujourd¹hui que l¹on m¹enlève. "

" Mais non ", répliqua le chauffeur sur le même ton, " il fait bien trop chaud. "

Soulagé, le religieux ajouta " de toute façon, je suis du Hamas, la kippa c¹est juste un déguisement ". L¹absurde total.

Dans cette atmosphère de miracle quotidien, le geste d¹une petite fille du voisinage me blessa pourtant. C¹était l¹une des filles du seul islamiste de la rue. Alors que je la grondais pour l¹une des multiples bêtises qu¹aucun enfant au monde ne pourra jamais s¹empêcher de faire, la petite mima le geste de me poignarder dans le dos. Sans doute n¹était-ce qu¹un mouvement d¹enfant. Mais dans ce contexte particulier, je ne pus m¹empêcher d¹y voir le témoignage de cette éducation à la haine que je ne cessais de combattre.

Quelques jours plus tard, c¹était la fête juive de Lag Ba Omer, le jour où chez les ultra-orthodoxes on peut commencer à se marier et à couper les cheveux des petits enfants.

À cause de la tombe voisine, des dizaines et des dizaines de religieux juifs débarquaient, accompagnés de camionnettes de merguez et de soldats. Les bouts de chou de ma rue étaient mi-terrorisés mi-intrigués par cette affluence soudaine de Juifs. À leur demande, je pris par la main les trois petites filles de mes voisins d¹en face pour les emmener voir de plus près ces étranges visiteurs. À chacune de mes explications, leurs yeux s¹arrondissaient de surprise et d¹incrédulité. Pas plus toutefois que les yeux des jeunes soldats, venus protéger la manifestation, qui ne comprenaient pas davantage ce qu¹une Israélienne laïque venait faire dans ces célébrations religieuses, accompagnée de surcroît par trois petites filles arabes.

Chaque acte prosaïque revêtait ainsi une dimension symbolique, et moi je répondais en imagination à mon papy arabe qui me berçait sur la Mer Morte : " Tu vois, moi aussi je vis parmi vous (la moustache en moins). Et c¹est possible, c¹est beau. À chaque rencontre, nos différences nous enrichissent.

J¹espère que, dans l¹ensemble, vous aussi habitants de la rue Othman Ben Affan, vous l¹aurez ressenti, et qu¹une partie des clichés relatifs aux Israéliens auront pu être corrigés par ma présence parmi vous.

Le mois de mai arriva. Alors que j¹avais dû m¹absenter de Jérusalem pour quelques jours, le temps de terminer l¹enregistrement d¹un disque, j¹appris à Paris la nouvelle de l¹élection de Benjamin Nétanyahu.

Ainsi, comme mon interlocuteur arabe inconnu me l¹avait prédit, le Hamas avait bien gagné les élections israéliennes.

À mon retour à Jérusalem, le propriétaire de ma maison me recommanda, pour ma sécurité (et peut-être la sienne), de changer de quartier.

Pour une durée indéterminée, l¹espoir était mis entre parenthèses.

Il ne me restait plus qu¹à continuer de croire et d¹agir, envers et contre tout, comme je l¹avais déjà fait durant trois décennies, pour que tôt ou tard la raison prévale sur la barbarie.

Désabusé par les contradictions d¹un processus de paix déjà bien erratique du temps de Rabin et de Péres, un chauffeur de taxi palestinien, à la veille des élections israéliennes, m¹avait jeté : " Moi je préfère que Nétanyahu soit élu. De toute manière, droite ou gauche, ils feront la même politique. Autant que les choses soient claires, avec Nétanyahu j¹aurais un ennemi. "

Pendant deux ans et demi, au prix de dizaines de morts absurdes de part et d¹autre et d¹une paralysie quasi-totale du processus de paix, comme l¹ensemble de nos deux peuples meurtris, il aurait le temps de faire la différence entre un partenaire imparfait et un adversaire déclaré.

Avant de retourner en France, je veux croire que je contribuais un peu, par mon travail, à semer une petite graine. Comme une goutte d¹eau tombée dans la mer, faisant des cercles à l¹infini.

Durant ce long séjour à Jérusalem, j¹avais rencontré un groupe d¹amis israéliens et palestiniens, jeunes et moins jeunes, qui avaient pris l¹habitude de se retrouver chaque vendredi soir pour manger, bavarder et chanter ensemble (on chante beaucoup dans nos deux peuples). Amenant quelques membres supplémentaires à ce sympathique petit groupe, je les interrogeais : " C¹est merveilleux ce que vous vivez et partager ensemble. Mais cela ne vaudrait-il pas la peine de vous structurer un peu et de le faire partager à d¹autres ? ". C¹est ainsi que naissait à Jérusalem l¹association Bridge for dialogue, avec pour projet fondateur de créer un lieu de rencontre informel pour Israéliens et Palestiniens, un peu à l¹image de ce qu¹avait été ma petite maison d¹Othman Ben Affan pendant six mois.

La situation politique qui prévaudrait les deux années suivantes ne permettrait certes pas de progresser rapidement dans ce projet. Mais du moins, ce groupe d¹amis continuerait-il à se réunir régulièrement et à élaborer son projet.

[1] En français, " oasis de paix " : village expérimental créé une vingtaine d¹années plus tôt par le Dominicain Bruno Houssard.

[2] " Meilleurs v¦ux et bonne chance. "

[3] Pluriel de mézouza.