HAÏFA SI DOUCE ET SI AMÈRE

Peu après mon retour en France, je fis la connaissance d¹un monstre sacré : le poète Mahmoud Darwish, symbole de la résistance palestinienne. J¹avais appris qu¹il habitait la plupart du temps à Paris. Me faisant l¹honneur de leur confiance, des amis palestiniens me donnèrent son très confidentiel numéro de téléphone. À la première occasion de passer par la capitale, je l¹appelais donc. Prudence oblige, Mahmoud préféra me fixer un rendez-vous hors de chez lui, à un numéro X de l¹avenue Hoche. Seulement, par téléphone, peu habituée de ces quartiers chics parisiens, je confondais l¹avenue Hoche et l¹avenue Foch. À l¹heure convenue, un disque sous le bras que je m¹apprêtais à lui offrir, j¹attendis donc Mahmoud au numéro X de l¹avenue... Foch. Des deux côtés de la large chaussée, de jolies filles semblaient attendre, elles aussi, dans leurs voitures. De temps à autre, un véhicule ralentissait, s¹arrêtait au côté des belles. Des passagers changeaient de voiture. Et moi, tête en l¹air, sur le trottoir, j¹attendais Mahmoud... Soudain, une grande blonde sortit de sa voiture et m¹apostropha : " Qu¹est-ce que tu fais là ? Ce n¹est pas ta place sur ce trottoir !

- Pourquoi, il y a des places réservées ?

- Ne fais pas l¹idiote, tu vois bien que je travaille ici. "

J¹éclatais de rire devant la méprise. Non, je n¹étais pas du tout là pour ce qu¹elle croyait. J¹étais musicienne, j¹attendais un poète palestinien. La preuve, il y avait ma photo sur le disque que je portais sous le bras.

Au bout de quelques instants le quiproquo était levé et la jeune et sympathique personne s¹offrait même... pour m¹accompagner à mon rendez-vous avenue Hoche dans sa petite voiture. C¹est ainsi que je vis Mahmoud Darwish la première fois, en compagnie d¹une fausse blonde, dans une mini-Austin rouge.

Lorsque je lui expliquais la raison de mon retard, il rit franchement. Au moins, ma mésaventure avait aidé à briser la glace. D¹un commun accord, nous choisîmes de poursuivre notre entretien dans un restaurant grec du Quartier latin. Entre hoummous et kebab, nous nous sentirions tous les deux un peu " à la maison ".

Après le rituel échange de cadeaux, nous avons commencé à parler, d¹abord comme des étrangers, puis, petit à petit, comme deux exilés du même pays qui se rencontraient. Sa famille était d¹un petit village non loin de Haïfa. Mon kibboutz était à deux pas. Nous découvrîmes que Mahmoud avait testé le charme de sa poésie auprès des filles sur la plage où, quelques années plus tard, j'avais utilisé la même méthode de séduction sur les garçons. Parti faire ses études en Europe de l¹Est, il avait pris un jour la décision de ne pas rentrer en Israël, pour garder sa liberté. Pendant des années, il ne pourrait plus retourner chez lui.

Il me raconta le siège de Beyrouth, qu¹il avait vécu, pris au piège avec les siens. Un matin, une voisine, levée plus tôt que lui, l¹avait averti qu¹un tank israélien se dirigeait vers sa rue, vraisemblablement pour l¹arrêter. Tout le quartier s¹était alors mobilisé pour organiser sa fuite, à travers un labyrinthe de fenêtres et de toits.

J¹étais frappée par sa remarquable connaissance de l'hébreu, bien supérieure à celle de la moyenne des Israéliens. Malgré une certaine retenue bien dans son caractère, j¹étais touchée par sa délicatesse, par la qualité de son écoute...

Nous nous étions rencontrés en ennemis respectueux l¹un de l¹autre. Nous nous quitterions en amis.

Au cours de la même nuit, dans la mansarde de mon petit hôtel de la rue de l¹Ambre, encore fiévreuse d¹émotion, j¹écrivis :

Rencontre

Les mêmes rêves, souvenirs qui pleuvent

Pour le même paysage

Haïfa si douce et si amère

Là-bas, entre Karmel et mer.


Un soir d¹automne à Paris,

Au carrefour du hasard

On se rencontrait, on se parlait

En arabe, en hébreu

... Odeurs de jasmin, fleur d¹oranger, menthe, cyprès et palmier

Il est Palestinien, habitait Haïfa

Mon kibboutz est à deux pas.


Mahmoud, poète en exil

Me raconte l¹errance

Le village, les champs, la maison

Qui peuplait son enfance.

Je lui parle du peuple juif, sa souffrance, son identité

Son rêve millénaire de retrouver liberté et dignité.


Les mêmes rêves, souvenirs qui pleuvent

Pour le même paysage

Haïfa si douce et si amère

Là-bas, entre Karmel et mer.


Mahmoud me raconte l¹occupation

Les terres volées

La répression, l¹humiliation

L¹espoir mutilé

Je lui raconte la " manif " de trois cent mille à Tel-Aviv

Qui criaient " Palestine, Israël, reconnaissance mutuelle "...


Il est tard, on va bientôt fermer

Paris se démaquille et se couche.

Une dernière cigarette, passe-moi du feu

Abritant la flamme nos mains se touchent

Abritant nos rêves nos c¦urs se touchent.


Les mêmes rêves, souvenirs qui pleuvent

Pour le même paysage

Haïfa si douce et si amère

Là-bas, entre Karmel et mer.


Voilà que pour un soir, comme des magiciens

On a fait dissiper la haine.


Comme des magiciens

Voilà que pour un soir

On a fait renaître

l¹ESPOIR.


Le printemps suivant, avaient lieu de nouvelles élections législatives en Israël. À Marseille, je sautais dans un avion. Direction Tel-Aviv. Je n¹avais prévenu personne en Israël, mais il était tout à fait clair pour moi que si je pouvais être utile à quoi que ce soit durant la campagne électorale, il n¹était pas question de tirer au flanc. À peine arrivée, je frappais à la porte du quartier général du tout nouveau Parti progressiste pour la Paix, co-dirigé par un Juif et un Arabe. La porte s¹ouvrit sur un modeste deux pièces, tout bourdonnant de va-et-vient. Je reconnus immédiatement ma famille : Haïm Hanegbi, Matti Peled, Mohammed Miari, Ouri Avnery ... Ils étaient tous là, les pionniers du dialogue israélo-palestinien.

J¹expliquais que j¹étais venue pour me rendre utile. Haïm me désigna le " cum-cum[1] " et me dit : " Fais-toi un café, et on se met au travail. "

Des meetings étaient programmés à travers tout le pays. Partout où nous nous rendions, l¹audience était très mélangée, juive et arabe. À Haïfa, Jérusalem, Tel-Aviv... nous étions même agréablement surpris de voir le public si nombreux.

Pour moi, toutefois, la rencontre la plus riche en émotions aurait lieu dans le " grand triangle " arabe de Galilée.

Ce matin-là , avec Ouri et Matti, les deux orateurs du jour, nous étions partis de Tel-Aviv vers le village de El-Jedida. Cette fois, à l¹image de la population du village, le public était unanimement arabe. Après les discours, guitare en bandoulière, j¹avançais sur la scène et commençais à chanter " Rencontre ". Quand je terminais, le public se leva et se mit à applaudir... sans fin. Fendant la foule, un vieux couple s¹avança vers la scène et se présenta : " Nous sommes les parents de Mahmoud Darwish ". Nous étions dans son village.

À l¹issue du meeting, j¹étais kidnappée... par la famille de Mahmoud. Matti et Ouri retourneraient sans moi à Tel-Aviv.

Dans la maison des Darwish, à El-Jedida, je déposais mon instrument et ma brosse à dents et faisais connaissance avec les autres membres de la famille. Puis, avant le coucher du soleil, un ami du village tint absolument à me faire découvrir l¹endroit dont tous les habitants d¹El-Jedida étaient originaires. Après dix minutes de voiture, sur une colline, entouré des éternels figuiers de Barbarie, l¹homme me désigna un petit pan de mur... Miraculeusement préservé, c¹était tout ce qui restait de l¹école maternelle où Mahmoud avait tenu ses premiers crayons. Du village rasé de Biroueh, il ne subsistait rien d¹autre. En riant, il me dit : " Voilà en quelque sorte le mur des lamentations de Mahmoud. " De retour à El-Jedida, alors que les femmes de la maison s¹affairaient à préparer le repas du soir à leur invitée, je restais bavarder avec les hommes de la famille, comme cela m¹arrivera si souvent dans les maisons palestiniennes qui me recevront. Je ne pouvais pas détacher mon regard des mains du père de Mahmoud, qui avait travaillé pendant de longues années dans la carrière de pierres que son fils décrira si bien dans certains de ses poèmes. Car si la famille n¹avait pas été exilée du pays, elle était devenue orpheline de sa terre. Adieu les champs de blé, la cueillette des olives...

Avant de partir, la mère de Mahmoud me prit en silence par les épaules (elle ne parlait pas hébreu) et m¹approcha de la glace d¹une armoire d¹où elle retira un foulard de broderie blanche. " Houd, Houd ", dit-elle en le passant autour de mon cou, " prends, prends, c¹est pour toi ".

Enveloppé de ce foulard, je quittais la famille, leur promettant d¹embrasser Mahmoud à Paris de leur part et de revenir les voir.

Sur la route de Tel-Aviv, je m¹arrêtais au kibboutz de ma s¦ur Hila, le kibboutz Evron, situé à quelques kilomètres du village de Mahmoud. Chargée d¹émotion, je racontais mon aventure aux amis du kibboutz. " Ma, Ishtagat ?", s¹exclamèrent-ils, " tu es devenue folle ? Dormir chez les Arabes ! " Quelle couche épaisse de stéréotypes ne trimballions-nous pas, les uns à l¹égard des autres, à l¹intérieur même de la société israélienne ?

Dans son livre " Présents-Absents ", David Grossman, l¹un de nos plus remarquables écrivains, décrit bien la condition de la minorité arabe d¹Israël. " C¹est sûr ", écrit-il, " je sais que pendant toutes ces années il y a aussi eu des amitiés qui se sont tissées entre Juifs et Arabes en Israël, mais elles sont rares. La plupart du temps, le citoyen juif a des rapports fonctionnels et limités avec les Arabes : " mon arabe " est en général le mécanicien, le jardinier, le maçon, ou le serveur dans le restaurant. Lorsqu¹il a des qualités c¹est toujours : " Son hébreu est étonnant ", " Il est très sensible ", " il est très propre ", ou bien " Il est très honnête ". Autant d¹exceptions qui viennent confirmer la règle ". En dehors de ces rapports, l¹Arabe israélien est transparent, invisible.

En rentrant à Paris, comme promis, j¹appelais Mahmoud pour lui transmettre l¹affection de sa famille. Me remerciant, d¹une voix triste, il me dit : " Je suis jaloux. Toi, tu as pu toucher la natte couverte de henné de ma mère. "

Quelques années plus tard, à l¹UNESCO à Paris, un certain 29 novembre (anniversaire du 29 novembre 1947, date du vote du Plan de partage de la Palestine à l¹ONU), Mahmoud était invité par la Délégation palestinienne à réciter ses poèmes. Présente pour ma part comme spectatrice, je profitais du privilège des artistes en me faufilant avant le début de la soirée derrière la scène pour le saluer et lui faire la surprise du texte que j¹avais écrit le soir de notre première rencontre. Mahmoud me dit alors : " Si c¹est une surprise, cela en sera aussi une pour le public ". Lorsque vint son tour de monter sur scène, il me prit avec lui, et me présenta à la salle : " Sara Alexander une artiste et une amie israélienne. " Les photographes qui avaient relâché leur attention depuis le début du spectacle arrivèrent en courant du fond de la salle. Je sentais sur moi, le poids de l¹attention du public, très majoritairement palestinien et arabe. Pour une surprise, c¹était une surprise. Lorsque je finis de dire " Rencontre ", il y eut un instant de silence total... suivi d¹un tonnerre d¹applaudissements.

Après le spectacle, je fus prise à partie par un journaliste algérien qui voulait à tout prix me convaincre que TOUTE la Palestine devait revenir aux Palestiniens. " Si je comprends bien ", répliquais-je, " tu veux que dans le gruyère Palestine, les Arabes aient tout le fromage et les Juifs seulement les trous ? " Derrière moi, j¹entendis Mahmoud lancer : " Un point pour les poètes. "

[1] La traditionnelle bouilloire collective, présente dans tout lieu de réunion.