ENTRE KARMEL ET MER ENTRE KARMEL ET MER

À la fin de la guerre " d'Indépendance ", je venais d'avoir 7 ans. Mon père, fort de son expérience de marin de la Mer Morte (avec les 30 % de sels que compte son eau, au moins il n'était pas un marin d'eau douce), descendit de Jérusalem vers le kibboutz Ein Guev, sur les bords du Lac de Tibériade. Avec ma mère, nous devions l'y rejoindre quelque temps. Puis, ensemble, nous repartîmes vers un autre kibboutz, " Ein Karmel " (la source du Karmel ), situé au sud de la ville industrielle de Haïfa, entre Mont Karmel et mer, pour en devenir membres (en hébreu : " haver ", camarade).

Fruit des rêves et des révoltes de Juifs influencés par la Révolution d'Octobre, le kibboutz fut une expérience unique de vie communautaire dont nous, les petits, avons été les premiers cobayes.

À la naissance de l'État d'Israël, ce modèle d'organisation sociale allait comme un gant à l'État en construction. Idéologie et productivité allaient de pair. C'était mathématique : soit une commune de 800 personnes. Dans le " privé ", quel est le résultat ? Une poignée de riches accumulant des biens et une majorité de gens de condition modeste, avec en prime le gaspillage des ressources. Les mêmes 800 personnes dans un kibboutz comme Ein Karmel ? Cela donnait : tous les moyens de production mis en commun, tout le bénéfice dans une même caisse et un partage à égalité, mais pas en argent, car il n'y avait pas de boutique pour le dépenser dans le kibboutz. Des comités élus par l'ensemble des membres géraient la santé, l'éducation, l'habillement, le logement... Chaque membre donnait selon ses possibilités et recevait selon ses moyens. L'application du marxisme à la lettre. Cinq tracteurs servaient 150 familles de paysans. Une seule chambre de machines à traire suffisait pour des centaines de bêtes. Grâce à la mise en commun des terres, on développait de nouveaux systèmes d'irrigation, d'enrichissement des sols... Très vite l'agriculture kibboutznik devint admirée dans le monde entier. Des membres de kibboutz furent envoyés dans tout le Tiers-Monde pour former des paysans et des communautés.

En 1994 encore, je lisais dans un journal israélien qu'un groupe d'étudiants égyptiens s'étaient installés dans le désert du Sinaï pour créer un collectif très fortement inspiré de l¹expérience des kibboutzim.

La vie quotidienne était placée sous le signe du communautarisme. Tout en étant installés non loin de l'appartement de leurs parents, les enfants habitaient dans une maisonnette à part (avec dortoir, salle à manger, salle de bains et classe). Les cours s'arrêtaient à 12h30 et l'après-midi les enfants travaillaient une à deux heures pour le collectif suivant leur âge. À l'heure du goûter, la famille se retrouvait dans l'appartement des parents et passait la soirée ensemble. Puis chaque enfant gagnait le dortoir, tandis que les parents, " débarrassés " des petits, pouvaient s'adonner à d'autres activités.

Au passage, ce mode de vie permit à des femmes d'acquérir une égalité convoitée par des millions de femmes de par le monde.

En matière scolaire aussi le kibboutz était un univers à part. Les programmes étant différents de ceux de la ville (c'est-à-dire en fait du reste du pays), nos éducateurs jouissaient d'une grande liberté pour nous faire découvrir pêle-mêle les ¦uvres de Rabindranath Tagore, Maïakovski, Khalil Gibran, Tolstoï, Nazim Hikmet, Victor Hugo. Éclectique pour le moins.

À chaque devoir, nous n'avions pas de note, mais un petit laïus du professeur, très personnalisé.



Je me souviens encore du commentaire de mon prof de chimie pour le bac. Moi qui étais plutôt littéraire et n'aimais pas sa matière, j'avais, bien entendu, tout appris par c¦ur à la dernière minute. Appréciation : " Comme perroquet, bravo Sara. Et bon courage plus tard sur les planches. " Comment avait-il deviné ce que je ne savais pas encore moi-même ? Bravo à vous, Monsieur le Professeur.



Dans la salle de classe (pompeuse appellation pour la baraque de bois où régnait l'été une véritable fournaise), tout en haut du tableau noir était écrit : " Respectez tout être humain, quels que soient sa race, sa couleur, son sexe. " Au fond, il y avait toujours quelques chaises libres pour les parents qui passeraient par là et voudraient participer. Quand le papa apiculteur d'un de nos camarades assistait à une leçon de biologie sur les abeilles, cela nous valait tout naturellement d'aller poursuivre la leçon près des ruches du kibboutz, tous déguisés en cosmonautes.



En dehors de la scolarité elle-même, notre éducation était très spartiate et... patriotique. Les excursions à pied étaient monnaie courante. On y apprenait la discipline de l'eau, le secourisme en tout genre, le tout émaillé de références aux événements du temps de la Bible. Il fallait bien combler ces deux mille ans d'absence, pour développer notre sentiment d'appartenance à cette terre. Comme la plupart des kibboutzim n'étaient surtout pas religieux, on cherchait dans les Écritures la matière de l'histoire, de la géographie, de la poésie, de la philosophie... Une façon très originale et un peu chaotique, de se nourrir des mythes et des symboles bibliques.

L'histoire de Massada était un must. Massada, un village-forteresse proche de la Mer Morte où, en l'an 73 de l'ère chrétienne, une poignée de Juifs irréductibles avaient préféré se suicider collectivement plutôt que de se rendre aux Romains. Au passage de l'adolescence, qui correspond traditionnellement dans la religion juive à la Bar Mitsva[1], toute une classe d'âge montait à l'aube l'interminable escalier de pierre conduisant aux ruines. Au sommet, tandis qu'à l'horizon (jordanien) le soleil se levait, nous jurions, tout essoufflés, fidélité à la nation. Face au paysage somptueux du désert de Judée, la Mer Morte à nos pieds, le frisson était assuré.

En fait de religion, le programme était plutôt iconoclaste. Pour les fêtes religieuses, il n'y avait ni prières, ni cérémonies, seulement des références à la nature, aux saisons, aux exploits spirituels de l'homme. Pendant qu'en ville, les gens se mariaient devant le rabbin, chez nous on décorait tracteurs et pelleteuses. La grande benne montait les couples au bout de son bras mécanique. Quand ils redescendaient, ça y était ! Ils étaient mariés.



Aujourd'hui encore, dans un État d'Israël ou le statut des personnes (naissance, mariage, enterrement...) est régi par les lois religieuses des différentes communautés, les kibboutzim demeurent des îlots très recherchés de laïcité. Bien loin de leurs principes fondateurs, certains kibboutzim n'ont pas hésité à sauter sur cette source de revenus et à mettre aux enchères des concessions dans leurs cimetières pour ceux auxquels le rabbinat refuse l'enterrement.



Peut-être, après tout, le projet était-il un peu trop fou pour durer. Une société sans argent, où rien n'appartenait à personne. Même les cadeaux offerts aux enfants par quelqu'un d'extérieur au kibboutz ne pouvaient faire l'objet d'appropriation privée et étaient mis à la disposition de tous dans des armoires communes.

Quant à moi, malgré le poids des " ismes " - voir socialisme-communisme-sionisme - qui réglaient notre vie comme une gigantesque et invisible horloge, mon enfance se déroulait, pieds nus et heureuse, naïve et lumineuse, entre plantations de bananes et vignes.



Comme Israël ne se trouve pas précisément du côté de l'Alaska sur la carte du monde, les étés étaient (ils le sont toujours) très longs et très chauds. Mais, à l'époque, " air conditionné, connais pas ". Alors, pour la sieste de midi, nous avions notre recette : vous trempez une serpillière dans un seau d'eau, vous essorez, et vous mouillez le sol en dessous de votre lit. Ensuite, vous tirez la couverture vers le bas pour protéger votre oasis de la lumière. Et vous vous glissez sous le lit. C'est le bonheur garanti.

La nuit, c'était encore mieux. Nous sortions nos lits sur la pelouse. On inventait des perches-fantaisie pour tenir les moustiquaires. Et le tour était joué ! Certaines nuits d'été, en marchant à travers les petits sentiers du kibboutz, vous auriez ainsi pu découvrir des dizaines de lits, parsemés de-ci, de-là, desquels montaient les éclats de rire d'enfants quelque peu excités. Vers dix-onze heures du soir, un silence total envahissait ce campement de bambins. Dans le ciel, avec son doux sourire, la pleine lune veillait, égrenant son chapelet d'étoiles pour passer le temps.



Sans doute, tous les enfants des kibboutzim ne se souviennent pas de cette expérience avec autant de bonheur. Certains de mes amis m¹ont dit avoir beaucoup souffert du manque d¹attentions de leurs parents. Pour moi, une chose était sûre : communautaire à cent pour cent comme elle l'était, la vie dans le kibboutz ne laissait que peu d'occasions à l'individu pour échapper au regard des autres.

Un jour (je devais avoir dix ans), pour rompre avec cette ambiance de troupeau, j'ai inventé un jeu. Avec une poignée de camarades de classe, nous avons formé " kvoutsat ha ometz ", le groupe des courageux. En quoi consistait notre courage ? Eh bien, par exemple, à empoigner les cornes des taureaux, ou à passer l¹hiver entier à déambuler dans le kibboutz seulement vêtus de shorts et de chemises. L¹un de nos exploits les plus élaborés, prit naissance dans la laverie du kibboutz, un grand hangar (avec 800 habitants !) pourvu de dizaines de fenêtres larges et basses conçues pour jeter le linge sale par catégories (blanc, couleurs, etc.). Dans ce cas, l¹héroïsme voulait que : 1 - nous sautions par ces fenêtres dans les tas de linge à la tombée de la nuit, 2 - nous y cherchions des vêtements pour nous déguiser et inventer un théâtre. Pendant plusieurs semaines, cette laverie obscure, avec ses odeurs nauséabondes de vêtements sales et de transpiration, devint pour nous un haut lieu de création au secret bien gardé. Les habits sélectionnés par ce groupe de théâtre clandestin étaient soigneusement cachés dans un coin, à l'abri des regards des " grands. "

Pendant tout le temps des " répétitions ", de plus en plus de membres du kibboutz se plaignirent de ne pas retrouver certains de leurs vêtements dans leur casier. Le mystère persista jusqu'au soir de la " première " à laquelle, à l'occasion de la fête de fin d'année, nous avions invité tous les parents.

Je ne sais pas ce que valait le spectacle, mais au moins l'entrée de chaque personnage fut saluée par de grands éclats de rire, au fur et à mesure qu'était dévoilé le secret des disparitions de vêtements.

Après ce grand succès, notre professeur était bien embêté. Fallait-il nous punir ou nous féliciter ? Après tout c'était la faute des adultes. Ils n'avaient qu'à ne pas nous raconter toutes leurs histoires d'armée clandestine et de caches d'armes dans les kibboutzim. En fait, pour agacés qu'ils aient pu être par nos multiples exploits, je crois que nos parents étaient un peu fiers de nous avoir transmis leurs valeurs pionnières.



À la même époque, le début des années 1950, la frontière la plus calme (et la plus proche) était celle avec le Liban. Au-delà du kibboutz de Rosh Ha Nikra, vers le Nord, la route serpentait au bord de la mer sur quelques centaines de mètres, jusqu'à une minuscule cabane de bois. À l'intérieur, deux soldats passaient le temps en jouant au shesh-besh (le jeu de jacquet, fort prisé en ces contrées orientales) et à chasser les mouches (la journée) et les moustiques (le soir). À cet endroit, la montagne tombe à pic dans la mer qui a formé un véritable labyrinthe de galeries, toutes décorées de stalactites et d'éponges. Les villageois libanais, de l'autre côté de la montagne, convoitaient ces éponges qu'une fois ramassées et séchées ils vendaient au marché. Leurs enfants de notre âge, chargés de la cueillette, plongeaient donc dans ces galeries pour arracher ces " trésors " collés aux rochers. Un jour que nous étions partis avec le kibboutz en excursion dans les parages, la chaleur torride de midi nous poussa à descendre nager nous aussi dans ces galeries. Avec une copine, nous nous étions éloignées un peu, à la découverte de cet univers mystérieux, sombre et rempli d'échos. Nous découvrions un monde magique où des cathédrales de stalactites ruisselaient de gouttes perlées. Soudain, nous sommes retrouvées nez à nez avec deux petits libanais en pleine chasse aux " trésors ". Un bref instant, nous nous sommes souri, tendu les mains. Nous avons échangé quelques gestes symboliques de paix... et puis nous sommes repartis, chacun de son côté.



Deux ans après notre arrivée, Maman quittait le kibboutz. Sépharade[2] et simple, elle ne trouvait plus sa place dans cet univers ashkénaze[3] et imprégné d'idéologie. Même dans la maison de mes parents, il fallait que je joue sans cesse les " casques bleus " pour maintenir la paix malgré le conflit culturel permanent dont la radio faisait l'objet : d'un côté ma mère et Oum Kalsoum, de l'autre mon père et Stravinsky, et moi qui courais de l'un à l'autre pour tenter de les convaincre d'accepter leurs différences. En vain. Elle était partie. Avec un seul souhait : retrouver Jérusalem où, dans le va-et-vient multicolore d'origines et de religions, elle se sentait comme un poisson dans l'eau. Hélas, la ville n'était plus la même qu'avant 1948. En plus du mur invisible d'hostilité et de méfiance qui devait diviser Jérusalem pour longtemps, la ville était coupée en deux par un no man's land entouré de barbelés. Se faisant une raison, elle s'installa à Haïfa, sans doute la ville la plus " mixte " (judéo-arabe) du pays.

Quand on ne l'a pas vécue, on a du mal à imaginer la honte que je pouvais ressentir lorsque, au milieu d'une dispute et à bout d'arguments, un camarade me lançait au visage... " Et d'abord, ta Maman elle habite en ville ". La pire injure, le summum de la débauche.

Papa aussi m'a valu des crises de honte terribles. Chaque fin de semaine, le vendredi soir, nous avions droit à une séance de cinéma en plein air. Les vieux apportaient leurs chaises pliantes sur la pelouse. Les jeunes traînaient une couverture pour pouvoir former une grappe avec les filles. Et Papa... Papa était le projectionniste ! Il mettait une petite table sur une grande, pour être à la hauteur de la situation, et, du haut de son trône, il nous faisait voyager. Capitaine sur son vaisseau de magie. Bien sûr, les nouvelles du monde précédaient le film et les commentaires filaient bon train. Le ping-pong des opinions et les " chut, on entend rien ! ", faisaient partie intégrante de la cérémonie. Les enfants, n'ayant pas droit à certains films, gagnaient leurs observatoires, derrière les arbres, en jouant à cache-cache avec leurs éducateurs. Comme les sous-titres n'existaient pas encore (en tout cas pas au kibboutz), chaque film était accompagné d'un rouleau sur lequel était inscrite la traduction. Mon pauvre papa était supposé dérouler le rouleau de manière à suivre les répliques des acteurs. Seulement voilà ! Les films étaient tantôt en russe, tantôt en anglais. Ajoutez à cela huit heures de travail dans les champs, en plein soleil, et vous imaginez le résultat. " Tuons l'ennemi ! " tombait en plein baiser d'amoureux. Le " je t'aime ", arrivait une minute plus tard, sur une image de paysage. La catastrophe ! Et le public qui scandait des moqueries. Tout au long du film, j'entendais " Moïshé ahora ! " (en arrière), " Moïshé kadima ! " (en avant). Dans mon coin, je mourais de honte. Papa, lui, restait imperturbable sur son trône. Une vraie tête de Turc (alors que turque c'était Maman. Lui, il était roumain).

À l'entracte, le spectacle continuait. On entendait : " Shlomo, c'est l'heure de la traite ", " Malka, tu es appelée à la maison des nourrissons ", " Guershon et Yoav, tour de garde, allez chercher vos fusils ", " Hanna et Yonathan, on vous voit derrière l'arbuste "... Et ainsi de suite. Le cinéma, synagogue des laïcs.



À l'âge de treize ans, j¹entamais l'étude de l'accordéon. Comme, pour l'enseignement de la musique, nous n'avions que quatre instruments au kibboutz (accordéon, violon, piano et violoncelle) seuls étaient sélectionnés ceux qui passaient une série de tests avec succès. J'eus cette chance. Etait-ce parce que de moi on disait dans le kibboutz que j'avais dansé avant de marcher et chanté avant de parler ? Toute petite déjà, les vieux du kibboutz m¹avaient donné le surnom de " swartze tzigoyner " (tsigane noire, en yiddish), des mots qui étaient dits avec tant de tendresse que j'ai fini par les prendre pour un compliment.

Je choisis l'accordéon. Dans cet Israël des années 50, c'était l'instrument-roi. Celui qui faisait chanter et danser à chaque fête.

Cette " boîte à frissons " allait changer ma vie. Tout de suite et pour longtemps.

Pendant quelque temps, je suivis des cours avec une professeur d'accordéon qui venait au kibboutz. Le moment où elle cessa de venir coïncida avec celui où mon père reçut une petite prime destinée à l'indemniser de son dur labeur à la Mer Morte (de l'argent ! au kibboutz !). Ayant noté avec satisfaction les progrès de sa fille en musique (SA fille, à lui, le responsable des activités culturelles), il demanda au secrétaire du collectif de faire une exception à la règle qui voulait que la prime revînt à la caisse commune. Après maints débats et votes, faisant valoir les services que je pourrais offrir en retour à la collectivité, il obtint l'autorisation de m'acheter un accordéon et de m¹envoyer prendre des cours à la ville.

À 15 ans, une fois par semaine je me rendis ainsi à Haïfa. Une liberté inouïe pour la jeune kibboutznikit que j¹étais. Ce n'était pas si facile que ça de marcher jusqu'à l'arrêt d'autocar avec ces dix kilos d'instrument sur l'épaule, mais il fallait voir la jalousie de mes petits camarades qui travaillaient aux champs pendant ce temps-là !

Pour la première fois de ma vie, j'avais de l'argent sur moi. Pas de quoi faire des folies. Juste de quoi acheter deux tickets d¹autocar et une boisson pour la route. Mais, à chaque " voyage ", malgré le chronométrage serré (et surveillé) de mon excursion, je pouvais non seulement aller embrasser Maman, mais aussi entrevoir un peu des différences entre le kibboutz et la ville. J'enviais l'anonymat, synonyme de liberté. J'exécrais l'égoïsme et l'inégalité.

Très vite, je fus appelée à animer des soirées de shabbat dans mon propre kibboutz. Puis, comme Ein Karmel n'était qu'un maillon dans la chaîne de plus d'une centaine de collectifs, je partis faire mon numéro dans les kibboutzim avoisinants. Un soir où l'on m'emmenait à l'une de ces soirées, je demandais à un adulte pourquoi nous n'allions que dans des kibboutzim, alors qu'autour de nous il y avait trois villages arabes. " T'occupe ", fut la seule réponse que l'on me donna, " ils n'ont pas besoin de toi. "

" Pourquoi, germe de la révolte ", disait Papa. Je crois que ma prise de conscience du " problème " israélo-arabe a commencé à cette période, avec ce type d'interrogations.

En fait, des questions j'avais commencé à m'en poser un an plus tôt.

Cela avait débuté pendant les vacances de Pâques. Avec ma complice Néora (combien de bêtises n'avons-nous pas partagées ?), nous avions fait une petite fugue, bien décidées à découvrir toutes seules le monde extérieur.

Tôt le matin nous étions parties à pied, à l'aventure.

Le soir, arrivées dans le village druze[4] de Dalyat-El-Karmel, nous nous étions rendues droit vers ce qui, à l'époque, faisait office de centre culturel dans tous les villages : le puits. À la fraîche, les filles sortaient puiser de l'eau et les garçons... regarder les filles. C'était le moment propice pour Néora et moi de " réserver notre hôtel ", entre rires timides et phrases où arabe et hébreu s'emmêlaient. Un troupeau de moutons nous servait de témoin, laissant derrière lui un nuage de poussière. Sur fond sonore de bêlements et de clochettes, dans la lumière presque violette du couchant, le spectacle était digne de tout syndicat d'initiative qui se respecte.

L'affaire était dans le sac. Nous avons emboîté le pas à deux filles qui nous ont conduites chez elles et présentées à leurs parents. Notre grand atout fut sans doute le scoubidou (oui - comme dans la chanson de Sacha Distel). Néora était très douée pour confectionner ces tresses en plastique (plus tard elle est devenue éducatrice...). Et moi, j'avais la musique en bandoulière.

Après le repas, nous avons veillé tard, en chantant et en tressant, pour le bonheur des grands et des petits, arabes et juifs.

Le lendemain, de retour au kibboutz, nous apprîmes que nous avions fait quelque chose de " pas bien ", qui méritait une punition. Ce fut le nettoyage de la basse-cour. Jamais je n'aurais imaginé que les poules étaient si sales. Stupides oui, mais sales à ce point-là ! Le bon côté, c'est que des années plus tard, en approchant l'odeur acide d'une basse-cour, je ne pourrais m'empêcher de penser au bonheur de cette ballade, grâce à la punition.

Mais nous étions en 1956.

En Europe, les chars soviétiques pénétraient dans Budapest. Des Soviétiques dont, jusqu'alors, la vie de nos parents (presque tous venus de Pologne et de Russie) avait suivi le modèle, culturellement et idéologiquement. Les chansons russes avaient reçu de nouveaux habits en hébreu. Avec une nostalgie très slave, on chantait Natacha, Zoya, les bords du Dniepr, les cavaliers cosaques (d¹après le peu que je sais d¹eux, je me demande s'ils auraient tellement aimé êtres chantés par des Juifs, les cavaliers cosaques), les étendues de neige, Vania qui part à la guerre (quelle guerre ?)... Tout cela sur fond d'air brûlant, de moustiques qui vous dévorent et d'odeurs de crottes de chèvre brûlées (ça c'était les villages arabes voisins). S'engouffrant avec fracas dans le kibboutz, la nouvelle du viol de Budapest suscita une véritable tempête. Dans la salle à manger (collective bien sûr), nos parents se divisèrent en deux camps, les " pour " et les " contre ". Entre les tables, les tomates volaient. Ça, des tomates il y en avait ! Pas à quinze francs le kilo comme à Paris. Pour les injures que s'échangeaient les belligérants, le " polyglottisme " faisait merveille. En russe et en polonais, on se jetait des " kourvé " (putain), des " pshakrèv " (sang de chien, absolument pas casher). En arabe, ça criait " hara " (merde). L'hébreu restait trop neuve, trop fraîche pour les injures et les mots d'affection, nettement plus spontanés dans les langues maternelles.

Dans notre petit paradis socialiste, une fissure s'était entrouverte. On m'a raconté plus tard que ces interminables débats avaient même provoqué la séparation de certains couples. C¹est beau, les convictionsŠ

La même année 1956, chez nous aussi il y eut une guerre. La guerre du Sinaï pour nous. La crise de Suez pour le monde. À l'époque, les trois ou quatre cent mille Arabes israéliens (des Palestiniens qui n'avaient pas quitté le pays en 1948. Vous me suivez ?), installés en majorité en Galilée, vivaient sous gouvernement militaire. Chacun de leurs mouvements était très surveillés. C'est à cette époque que j'appris le mot " gaïss hamichi " (cinquième colonne). Je commençais à réaliser la complexité de cette société à deux vitesses, d'un côté les Juifs, de l'autre les Arabes. De l'Arabe on disait " kabdehou ve hashdehou ", respecte-le et méfie-toi de lui.

Pour tenter de comprendre (une fois pour toutes ?) ce climat de défiance, ce sentiment purement israélien de " peu contre nombreux ", je vous conseille de prendre une carte du monde et de jeter un coup d'¦il à la page Proche-Orient. De préférence dans un atlas présentant aussi populations et armées en présence.

Mais de là vient aussi le double drame palestinien. Dépossédés de leurs terres et de leur liberté, ils endurent de surcroît le contrecoup de chaque flambée de violence entre Israël et la centaine de millions d'Arabes qui entourent Israël. Normal n'est-ce pas : même look, même sentiment d'appartenance, même culture…

Dès l'enfance, j¹avais subi moi aussi les séquelles de cette peur. Ainsi, autour de douze ans, alors que je m'étais fracturé la main et avais subi une anesthésie, durant les quelques secondes précédant le réveil, je rêvais que j'étais entourée par des Arabes. Habillés de djellabas, ils portaient de grandes moustaches... et des sabres. Ils avançaient lentement, resserrant de plus en plus leur cercle autour de moi, jusqu'à ce que je me réveille en sursaut, trempée de sueur. Voilà quelle était l'emprise de ce sentiment d'insécurité sur chaque Israélien. Et je sais bien, que les enfants palestiniens faisaient, et font encore, des rêves similaires, dans lesquels, l'uniforme kaki remplace la djellaba.

Bien plus tard, lorsque la paix fut signée avec l'Égypte, je pus mesurer la distance entre le royaume de l'inconscient et celui de la réalité. Malgré la poignée de main entre Sadate et Begin, ce cauchemar s'obstinait inlassablement à hanter l'enfant apeurée blottie tout au fond de moi. Si l'on ajoute à cette inquiétude typiquement israélienne, l'angoisse d'un peuple juif persécuté pendant des siècles en Europe et l'insupportable traumatisme de la Shoah, on a une petite idée de ce réflexe du " le monde entier est contre nous " et du " jamais plus ", deux leitmotivs israéliens, pour le meilleur et pour le pire.

Pendant que je dégustais mes dernières années de " yeldeï shamenet " - les " enfants de la crème ", comme on appelait alors couramment les jeunes des kibboutzim - dans le pays et chez les voisins s'installait l'une des plus vieille loi de l'humanité. " Ayin tahat ayin, shen tahat shen ", ¦il pour ¦il, dent pour dent.

En ces temps de guerres que nous pouvions encore croire " ein brira " (sans choix, inéluctables), pour son dixième anniversaire, la popularité de Tsahal (acronyme pour Armée de Défense d'Israël) était à son comble. Moi-même, à seize ans, je regardais déjà dans la direction de mon futur service militaire[5].

Lorsque, le vendredi soir, nos soldats rentraient en permission, nous restions jusqu'au petit matin pour écouter leurs exploits, dans une totale admiration pour cette nouvelle génération de cow-boys héroïques, qui avaient remplacé les chevaux par des tanks et des avions, les Indiens par les Arabes.

À décharge de ce militarisme enthousiaste, il faut rappeler qu'outre la situation de nos relations avec les voisins et la formation idéologique permanente à laquelle nous avions été soumis depuis la petite enfance, le service militaire représentait pour moi la sortie du collectif. C'était un défi, le balbutiement d'une réalisation personnelle hors du cocon, la rencontre avec les autres (nous savions bien que 90 % de la population du pays ne vivait pas comme nous). Ajoutez à cela un goût prononcé pour l'aventure, un zeste d'héroïsme, des uniformes bien repassés... et le tableau était complet.

[1] Vers treize ans, à partir de leur Bar Mitsva, les enfants mâles, deviennent des adultes à part entière aux yeux de la religion, avec l¹obligation de respecter tous les commandements religieux.

[2] Juif originaire de l'Andalousie d'avant la Reconquista. Se dit, par extension, des Juifs de culture orientale.

[3] Juif d'Europe centrale.

[4] Arabes, adeptes d¹une religion secrète, le druzisme, ils ont, contrairement aux autres " Arabes israéliens ", le " privilège " de devoir effectuer un service militaire.

[5] Deux ans pour les filles, trois ans pour les garçons et un an de plus pour les officiers.